Un tournant – L’édito de Patrice Chabanet
L’art de la prévision est un exercice difficile en période de calme. Il devient périlleux quand le pays est en proie à sa plus grave crise depuis 1968. D’où cette surenchère dans les discours à propos de la journée d’aujourd’hui. Il pourrait y avoir des morts, l’Elysée pourrait être pris d’assaut, ce serait la montée inexorable vers la révolution, des armes à feu circuleraient parmi les casseurs etc etc. Ce soir seulement, on saura si ce sont des Cassandre qui ont parlé ou si les pronostics alarmistes se sont vérifiés. Au-delà de toutes considérations partisanes, il y a quelque chose de malsain dans cette dramaturgie où le sérieux de l’analyse politique cède le pas aux pratiques divinatoires. Ce n’est plus « on refait le match », mais « on joue le match avant ». Dans un conflit social majeur et inédit, tout est possible. La violence peut monter d’un cran, mais le renforcement des forces de l’ordre, plus mobiles, peut aussi mieux la contenir. De la même manière, tous les regards se tournent vers Paris, alors que des pôles de contestation se sont élargis en province.
Il n’en demeure pas moins vrai que ce qui va se passer aujourd’hui déterminera la suite des événements. Si la violence des casseurs submerge une nouvelle fois la police et la gendarmerie, c’est tout le mode de fonctionnement de notre démocratie qui sera mis en échec. Il ne faut pas oublier que, dans leur écrasante majorité, les Français sont hostiles à la violence telle qu’elle s’est manifestée samedi dernier. Ils en rendront responsable l’exécutif pour avoir laissé pourrir une situation au point d’en faire le terreau des casseurs. Si, à l’inverse, force reste à l’ordre public, une petite chance de renouer le dialogue avec les gilets jaunes demeure possible. Dès hier soir, un peu en catastrophe, une délégation de « Gilets jaunes libres » s’est rendue à Matignon. Ils ont surtout appelé le chef de l’Etat à briser son silence présidentiel. Un mutisme interprété comme du mépris par les Gilets jaunes modérés ou radicalisés. Un paradoxe de plus dans un contexte hors normes : exiger du chef de l’Etat une prise de parole et sa démission.