« Récession sexuelle »
Climat anxiogène, pessimisme ambiant, peur quant à l’avenir… Le coup de mou de la natalité tient également en une chute graduelle du nombre de rapports sexuels. Responsable du pôle “Genre, sexualités et santé sexuelle” de l’Institut français d’opinion publique (Ifop), François Kraus commente une étude fleuve pointant le phénomène de « récession sexuelle ».
jhm quotidien : Les travaux que vous présentez sont formels. Les Français font de moins en moins l’amour. Ce phénomène est-il récent ou ancien ?
François Kraus : Quel que soit l’indicateur utilisé, que ce soit avoir un rapport sexuel dans l’année, dans le mois au cours de la semaine, on note une baisse significative du nombre de rapports sexuels depuis le milieu des années 2000, une époque, correspondant au développement et à la généralisation de nouvelles technologies, avant ce basculement, les taux relatifs au nombre de rapports sexuels étaient dix à quinze points supérieurs. Le premier I Phone est apparu en 2006, depuis, le temps passé sur les écrans n’a cessé d’augmenter. C’est un des facteurs principaux de l’évolution mise en avant dans cette étude.
Si les nouvelles technologies ont facilité les rencontres via des sites spécialisés, votre étude met en évidence un aspect, des Françaises comme des Français conçoivent ne pas avoir de rapports sexuels…
F. K. : Tout n’est pas lié à un manque de temps, on note un changement du rapport au couple et à la sexualité. Un des principaux enseignements de l’enquête est que pour beaucoup, notamment les femmes et les personnes âgées, le couple n’est plus perçu comme un cadre de sexualité évident. Culturellement, le cadre conjugal était l’espace légitime d’une sexualité active, c’est de moins en moins le cas. Une courte majorité de femmes et un nombre d’importants d’hommes disent qu’ils pourraient parfaitement vivre avec quelqu’un sans sexualité, près de deux tiers des femmes et un tiers des hommes disent également qu’ils ne sont pas forcément en manque de sexe en cas d’abstinence prolongée.
Le temps de la controversée notion de devoir conjugal est révolu, des femmes ont appris à dire non à un mari…
F. K. : Pas seulement les femmes ! On sort également d’un imaginaire lié à la masculinité, de l’image de l’homme toujours disponible, toujours réactif, des hommes ne se sentent également plus forcés de répondre aux sollicitations. Pour répondre à votre question, on note une déconstruction du concept de devoir conjugal, mais beaucoup de personnes se forcent encore pour faire plaisir à un ou une partenaire. Le rapport sexuel est toujours considéré comme un massage ou un bon gâteau, on le fait pour faire plaisir sans forcément y trouver plaisir. La notion de dû en matière sexuelle au sein du couple est encore très présente.
Sexualité et natalité
Un parallèle entre les conclusions de votre étude et la baisse du taux de natalité commentée par Emmanuel Macron peut-il être établi ? On ne fait pas forcément l’amour pour avoir un enfant…
F. K. : Oui, d’autant plus dans les pays à forte contraception comme la France. La baisse du nombre de rapports sexuels participe toutefois en partie à la baisse du nombre de naissances. Les baisses du taux d’activité sexuelle et du taux de naissance vont de pair depuis quinze ou vingt ans, c’est le cas en France, mais également aux Etats-Unis et dans de nombreux pays, je pense notamment au Japon où on parle de génération “No sex”. La grande majorité des naissances est observée dans des couples établis, la naissance d’un premier enfant est réfléchie, il s’agit d’un véritable projet, la naissance d’un deuxième ou d’un troisième enfant intervient dans un certain nombre de cas par accident, ce qui contente d’ailleurs de nombreux couples, mathématiquement, la baisse du nombre de rapports dans un couple peut contribuer à une baisse de la natalité.
Libération sexuelle dans les années 1960, des années 1980 notamment marquées par une sexualisation accrue, dans le milieu de la publicité, notamment, démocratisation de différentes pratiques, à l’image du libertinage, accès facilité aux contenus pornographiques… Des personnes dénoncent une société hypersexualisée et pourtant, les Français font de moins en moins l’amour…
F. K : Quand on voit ce qu’on voyait dans les publicités ou dans des émissions télévisées dans les 1980, 1990 et 2000, on note un niveau de sexualisation beaucoup moins fort. Le temps de femmes nues sur des panneaux publicitaires ou dans des émissions télévisées est révolu. L’accès à la pornographie est certes facilité, mais l’univers culturel est beaucoup mois sexualisé qu’il y a une vingtaine d’années. Dernier point : la révolution féministe, incarnée par le mouvement #MeToo, a mis en avant la notion de consentement, l’égalité dans le couple s’est développée, les femmes ne se sentent plus obligées de faire l’amour.
Propos recueillis par Thomas Bougueliane
L’enquête a été menée auprès d’un échantillon de 1 911 personnes, représentatif de la population vivant en France métropolitaine âgée de 18 ans et plus.
Chute graduelle
Sur la base de cette étude, il apparaît que 78 % des Français et 74 % des Françaises ont eu un rapport sexuel ces 12 derniers mois, contre 88 % et 78 % en 1970. Ces pourcentages ont culminé à 94 % pour les hommes en 1992 et 89 % pour les femmes en 2006. Parmi la calsse des 18-25 ans, 28 % n’ont pas eu de relation sexuelle ces douze derniers mois, ce pourcentage était de 5 % en 2006.
On s’amuse en province !
Le grand air, le calme, du temps pour soi, pour l’autre, loin de Paris et de sa périphérie… Si 82 % des hommes et 75 % des femmes résidant en province ont eu un rapport sexuel ces 12 derniers mois, seuls 65 % des hommes et 70 % des femmes résidant en Ile-de-France ont indiqué avoir eu une relation sexuelle au cours de cette même période. Les habitants des communes rurales sont les plus actifs, 86 % des hommes et 85 % des femmes ont eu un rapport sexuel ces 12 derniers mois.
Clichés…
Rétives à la sexualité les féministes ? Les clichés ont la vie dure : 81 % des femmes sondées se déclarant « très féministes » ont eu un rapport sexuel ces 12 derniers mois contre 69 % des femmes se déclarant « pas féministes ». Et puis, chaud les homos ? Parmi les « hétéros », 80 % et 74 % des femmes ont eu au moins un rapport dans l’année, ces pourcentages tombent, chez les personnes dites « non hétéros », à 69 % chez les hommes et 76 % chez les femmes.
Fréquence mensuelle
Passons des 12 derniers mois à la fréquence mensuelle. Parmi les personnes sexuellement actives de plus de 20 ans, 42 % des personnes sondées disent avoir moins de cinq rapports par mois (contre 30 % en 1970), 31 % déclarent avoir de cinq à 14 rapports (contre 37 % en 1970), 11 % auraient enfin plus de 15 rapports (contre 19 % en 1970).
Trois nuits par semaine ?
“Mais trois nuits par semaine / C’est sa peau contre ma peau”. Les paroles ont mal vieilli. Parmi les sondés, 20 % disent avoir deux à trois rapports par semaine (contre 29 % en 2009) et 19 % un rapport par semaine (contre 21 % en 2009). Seuls 4 % des personnes interrogées déclarent avoir une relation sexuelle « tous les jours ou presque » contre 9 % en 2009.
Catégories socio-professionnelles
Parmi les personnes de sexe masculin confiant avoir au moins un rapport par semaine, les ouvriers (69 %) sont plus nombreux que les cadres (57 %). Cette tendance s’inverse chez les femmes (51 % des ouvrières et 57 % des cadres).
Chauds les pratiquants
Les pratiquants pratiquent. Non sans frénésie, le pourcentage de pratique sexuelle hebdomadaire des personnes se disant catholiques, protestantes ou musulmanes est ainsi supérieur à celui des personnes ne se réclamant d’aucune religion.
Opinions politiques
Les militants Les Républicains ont manifestement le moral dans les chaussettes. Seuls 28 % sont des « sympathisants LR » et 24 % des « sympathisantes » disent avoir au moins un rapport sexuel par mois. Le Rassemblement national a le vent en poupe, les troupes sont manifestement motivées, les pourcentages de pratique hebdomadaire culminent à 65 % chez hommes et 54 % chez femmes. Le rapport à la nature est enfin manifestement différent entre sympathisants et sympathisantes Europe Ecologie-Les Verts. Parmi les personnes de cette mouvance assurant avoir au moins un rapport sexuel par mois, 69 % sont des hommes, 44 % sont des femmes.
Assez ou pas assez ?
“ D’une façon générale, avez-vous l’impression de faire assez l’amour ? ” Suffisamment : 51 %. Pas assez : 47 %. Trop : 2 %. Globalement, 39 % des femmes ont l’impression de ne pas « faire assez l’amour » contre 55 % des hommes.
Importante la sexualité ?
Hommes et femmes de plus de 18 ans sont 19 % à indiquer que la sexualité est « très importante », 49 % la juge « assez importante », 25 % « peu importante » et 7 % « pas du tout importante ». Autre donnée : 62% des Françaises accordent aujourd’hui de l’importance à la sexualité dans leur vie, contre 82% en 1996.
L’amour sans sexe
“ Pourriez-vous continuer à vivre avec quelqu’un avec qui vous ne faites plus l’amour ? ” Oui, pour 49 % des personnes sondées, non pour 34 %, les 19 % restants n’osent se prononcer. Autre donnée : 54% des femmes, contre 42% des hommes pourraient continuer à vivre avec quelqu’un sans le moindre rapport sexuel.
Une abstinence bien vécue
Se passer de rapports sexuels peut renvoyer à une véritable souffrance. Cette abstinence peut également être bien vécue : 81% des femmes et 65% des hommes inactifs sexuellement depuis un an ne vivent pas difficilement cette abstinence.
La tendresse…
L’absence de rapports sexuels peut avoir un important retentissement sur un plan psychologique, certes, mais l’absence de tendresse, un regard, une caresse, est plus particulièrement mal vécue : 92% des femmes, contre 78% des hommes, célibataires et sans activité sexuelle sont davantage en manque de tendresse que de sexe.
Asexualité
Ne ressentir aucune attirance sexuelle… Longtemps caché, ce sentiment est aujourd’hui assumé : 15% des femmes et 9% des hommes indiquent ne ressentir aucune attirance sexuelle.
Les écrans, ennemis de la sexualité
Le sexe, c’est bien, un film, une bonne série, c’est manifestement mieux : 30 % des personnes sondées disent avoir « évité » un rapport sexuel pour regarder un film ou une série, 27 % pour lire un livre, 24 % pour consulter les réseaux sociaux et 23 % pour jouer à un jeu vidéo.
Plaisirs solitaires
Seul, c’est parfois mieux, 32 % des hommes et 26 % des femmes disent ainsi avoir préféré des plaisirs solitaires à un rapport sexuel, 34 % des hommes et 28 % des femmes assurent avoir préféré se masturber en visionnant des contenus à caractère pornographique. Le sexe, c’est également parfois mieux en dehors du couple : 47 % des hommes et 29 % des femmes disent ainsi avoir préféré, « pour prendre du plaisir », avoir un rapport sexuel ou un ou une autre partenaire.