Rappeurs arabes pour révolution «alternative»
Dans la foulée du printemps arabe, Beyrouth est devenue un laboratoire de musique engagée, propulsant des groupes de rappeurs à la prose percutante et au regard critique à l’égard des révoltes de la région.
Khat Thaleth (troisième voie) est un collectif de rappeurs originaires de Tunisie, de Syrie ou encore du Liban, dont le nom s’inspire de la ligne de chemin de fer du Hijaz qui reliait autrefois plusieurs pays arabes du Moyen-Orient.
Né en 2012 après des soulèvements qui ont créé un nouveau sentiment de communion entre jeunes arabes, il a pour objectif de parler de leur vécu, libéré grâce aux révolutions mais ployant encore sous le fardeau du passé.
«C’est une expérience unique en son genre», explique à Beyrouth Al Sayyed Darwiche, membre du trio syrien Latlaté (bavardage) qui fait partie du collectif.
«Nous ne copions pas le rap américain ou français. Il s’agit de notre culture et notre histoire», dit ce jeune de 26 ans.
C’est surtout un rap fondamentalement engagé, sans complaisance envers les régimes dictatoriaux mais tout aussi vigilant à l’égard de leurs successeurs.
«Il faut deux révolutions, l’une contre le régime étranglant la liberté, l’autre contre ceux qui attendent la victoire pour la voler», chante le duo libanais Touffar (Sans le sou), autre membre du collectif.
Dans les pays arabes en transition, comme en Tunisie ou en Egypte, les partis portés au pouvoir après la chute des dictatures sont accusés d’avoir «volé» les révoltes populaires lancés essentiellement par de jeunes militants.
«Les gens dans la rue vont plus loin que nous. C’est eux qui ouvrent la voie, nous devons les rattraper», estime Al Sayyed Darwich, un Syrien qui utilise comme pseudonyme le nom d’un célèbre chanteur égyptien.
Naturellement, durant les concerts, il sait que son public s’attend à ce que les rappeurs syriens évoquent la guerre meurtrière dans leur pays.
«C’est une grande responsabilité d’être devant 250 personnes qui s’attendent à ce que vous leur apportiez du réconfort. C’est un honneur pour moi d’être un représentant de mon peuple et de ma révolution», ajoute-t-il.
Le rap du peuple
Dans une région où les langues se sont déliées après la chute du mur de la peur, ces jeunes artistes n’hésitent pas à partager leurs opinions divergentes dans une même chanson.
«Nous voulons montrer aux gens que l’on ne doit pas se tuer parce qu’on a des points de vue différents», affirme M. Darwiche.
Ainsi, dans la chanson Souret Souria (Verset de Syrie), deux Libanais sont, à l’image de leurs compatriotes, divisés sur le conflit syrien.
«El-Rass (du nord du Liban) parle de la révolution et de la progression des rebelles, tandis que Hamourabi (résidant à Paris) les considère comme des terroristes faisant partie d’un complot», explique M. Darwich. «C’est génial d’avoir cette diversité».
Dans E-stichrak (variante d’Istichrak -orientalisme-), clin d’oeil à l’essai d’Edward Saïd traitant de la vision occidentale du monde arabe, El-Rass et le rappeur jordanien d’origine palestinienne El-Faraai critiquent l’impérialisme moderne.
«Le plus stupide des Américains me donne des leçons de droits de l’Homme (…) alors qu’un ingénieur soudanais est arrêté à la frontière et jeté dans une cellule».
Mais M. Darwiche et le célèbre rappeur Palestinien Tamer Naffar s’attaquent également à la rhétorique dépassée des régimes arabes critiques de l’Occident, avec le morceau Koursi Eetiraf (confessionnal).
«Arrête de me parler de colonisateurs et d’occupants. Regarde comment ils se respectent entre eux et regarde comment nous nous traitons entre nous, ça te rendra envieux», dit la chanson.
Leur poésie brute a captivé le public : «leur rap parle de ce que je ressens», affirme Mira Minkara, une responsable du Beirut Arts Center.
«Ils chantent nos angoisses politiques. Ce à quoi nous réfléchissons, ils le disent à haute voix», affirme Mohamed Sayyed, chef cuisinier de 26 ans.