L’envers de l’écran
Smartphones, jeux vidéo en réseau et télévision à gogo peuvent générer des dépendances dès le plus jeunes âge. Psychologue et psychanalyste à Chaumont, Brigitte Frosio-Simon répond aux questions du Journal de la Haute-Marne sur les effets nocifs des écrans pour les enfants et adolescents.
Le JHM : De nombreux enfants ou adolescents passent énormément de temps sur les jeux vidéo. Peut-on comparer cette addiction à l’alcool ou à la drogue ?
Brigitte Frosio-Simon : « Tout à fait ! Mais on pourrait même globaliser à tout ce qui concerne les écrans : la tablette, la télévision ou le smartphone. Il y a d’ailleurs de plus en plus de prises en charge de jeunes addicts aux écrans dans les centres d’addiction (ANPAA). »
Le JHM : Y a-t-il un âge minimum à partir duquel on peut autoriser l’utilisation des écrans ?
B. F.-S. : « Normalement, ce n’est pas avant 12 ans. Et encore, sous surveillance. Chez les 6-11 ans, il y a 80 % de progression de troubles de la parole en lien direct avec l’utilisation des écrans très tôt. Les bébés que l’on voit avec des écrans de portables peuvent avoir des troubles graves de la personnalité. Chez les moins de 2 ans, c’est une vraie catastrophe. On a 120 études qui le démontrent ! Cela impacte les troubles du langage, le défaut de motricité fine, les troubles de la mémoire… Dans des parcs, j’ai vu des mamans qui donnent le biberon d’une main et sont sur le téléphone de l’autre. Quand on donne le biberon : on regarde le bébé, sinon on perd la relation humaine. À l’ère des évaluations cognitives, cela fait des dégâts sur le développement du cerveau. »
Le JHM : Sommes-nous égaux face aux addictions qui peuvent être développées aux écrans ?
B. F.-S. : « Nous sommes tous égaux à partir du moment où il n’y a pas de parole d’adulte derrière. Ce qui va changer radicalement le fait que l’on devienne dépendant à l’écran ou à autre chose, c’est la place de l’adulte dans l’échange et dans l’éducation. »
Le JHM : On serait tenté de penser que les jeux qui se jouent en réseau permettent de conserver des liens sociaux. Sont-ils moins mauvais ?
B. F.-S. : « Alors justement, ce sont les jeux les plus nocifs. On pourrait citer Fortnite ou World of warecraft, mais cela vaut pour tous les jeux de ce type. Je les ai expérimentés : ils sont passionnants, mais continuent à exister même lorsque vous ne jouez plus. Et ça, pour les jeunes, c’est insupportable ! Cela les incite à y rester au maximum pour en manquer le moins possible. On pourrait se dire que lorsqu’on devient “chef” dans ces jeux on apprend à diriger, mais c’est un leurre. »
Le JHM : Reconnaissez-vous des effets positifs à ces jeux sur tablettes, ordinateurs ou smartphones ?
B. F.-S. : « Éventuellement… Cela améliore le balayage rapide d’un écran. Ils sont très attentifs à ce qui se passe, mais exclusivement sur cet écran. Il y a un bénéfice sur la lecture rapide et peut-être quelques petits progrès en anglais. Il y a une hypnose avec l’écran. On est là avec l’écran, mais on n’est pas là physiquement. »
Le JHM : Quels sont les signes de dépendance qui doivent mettre la puce à l’oreille des parents ?
B. F.-S. : « C’est un gros problème de santé public. Les signes sont clairs : le fait d’être tout le temps sur un écran et de ne pas faire d’autres activités à côté. Avoir peu de relations sociales extérieures au jeu. On ne peut pas parler de relations sociales entre joueurs, car ils ne se rencontrent que pour parler du jeu. Il y a également la mise en péril des études ou des relations au travail, car maintenant on a des adultes concernés. Un autre signe assez caractéristique est de continuer à jouer en cachette en cas d’interdiction, comme l’alcoolique avec l’alcool. Il y a aussi une protestation violente quand on les prive. Puis cela peut aller jusqu’à la négligence du corps… Les signes sont les mêmes que toute autre addiction. »
Le JHM : Parlons des jeux de violence et de guerre. Ont-ils un effet “défouloir” pour le joueur ?
B. F.-S. : « L’effet cathartique existe lorsqu’on met le corps en jeu. Umberto Eco a écrit une nouvelle dans laquelle il explique que bien qu’étant antimilitariste, il n’a jamais interdit à ses enfants de jouer à la guerre. Au contraire : il vaut mieux jouer physiquement pour éviter de la faire dans la réalité. Les jeux vidéo ne donnent envie que d’une chose : le vivre dans la réalité. »
Le JHM : Comment fait-on pour se « désintoxiquer” des écrans ?
B. F.-S. : « Comme pour toutes les addictions, on fait un sevrage médical avec hospitalisation. On peut aussi aller consulter dans les centres d’addictologie. Il est également possible de diminuer progressivement le temps passé sur les écrans. »
Propos recueillis
par Sylvie C. Staniszewski
« Depuis dix ans, il y a 24 % de troubles cognitifs en plus chez les 6-11 ans. »
« L’utilisation des écrans entraîne des difficultés dans la gestion des émotions et la flambée de l’agressivité. »