Dien Bien Phu : Verdun en Asie
Jamais, depuis le second conflit mondial, l’armée française n’avait livré – et ne livrera – de bataille aussi rude et meurtrière que dans cette vallée du Tonkin, entre le 13 mars et le 7 mai 1954. Morts au combat ou – surtout – prisonniers jamais rentrés en France, elle a coûté la vie à plus de 10 000 militaires.
La dernière grande bataille de l’armée française continue toujours de fasciner et d’interroger, 70 ans après l’indépendance du Nord Viet-Nam. Pourquoi l’élite du Corps expéditionnaire français en Extrême-Orient a-t-elle accepté de livrer bataille dans une « cuvette », semblant oublier le précepte militaire bien connu du « qui tient les hauts tient les bas » ? Quel incroyable moteur a-t-il pu inciter des soldats, certains en instance de départ de l’Indochine, à se porter volontaires pour sauter une dernière fois sur le camp retranché de Dien Bien Phu prêt à tomber et venir mourir aux côtés de leurs copains ? Quelle force mentale poussait quelques dizaines de parachutistes à se lancer à l’assaut – parfois victorieusement – de collines défendues par des milliers de combattants du Viet-Minh, l’armée populaire du Viet-Nam ?
Dien Bien Phu, c’est une tragédie en plusieurs actes. Dont le lever de rideau a lieu le 20 novembre 1953. Par une opération aéroportée, l’armée française prend le contrôle de la vallée de la Nam Youm, avec pour objectif avancé de barrer le chemin aux soldats du général Giap et pousser ce dernier à accepter la bataille. Elle décide de s’y fixer en aménageant des tranchées, des abris sur des collines rapidement baptisées de prénoms de femmes : Gabrielle, Eliane, Béatrice…
Conquise en une nuit
Deuxième acte : le 13 mars 1954. C’est la surprise. Le Viet-Minh assomme la cuvette par un déluge de fer et de feu, comparable à ce qu’ont connu jadis les Poilus à Verdun. Coup du sort : un des principaux officiers français est tué, et la colline Béatrice, pourtant défendue par la Légion étrangère, est conquise en une nuit par les troupes du général Giap. Dans les jours qui suivent, Gabrielle, Anne-Marie sont perdues. Consternation dans les rangs de la garnison : s’estimant responsable de l’incapacité française à museler les canons du Viet-Minh, le colonel d’artillerie Piroth choisit la mort. Déjà, à Hanoi, à Paris, on donne peu de chances aux hommes du colonel de Castries, commandant le camp, d’inverser la tendance.
L’arrivée de Bigeard
C’est oublier qu’à l’arrière, des bataillons de parachutistes piaffent d’impatience d’être jetés dans la bataille. L’arrivée le 16 mars 1954 du déjà célèbre commandant Marcel Bigeard – et de son adjoint haut-marnais, le capitaine Henri Thomas, de Villiers-sur-Suize – ne change pas le rapport de force, largement favorable aux Bo-Doï – les combattants du Viet-Minh. Mais la présence des hommes de Bigeard fouette l’énergie des assiégés. Qui, le 30 mars 1954, évitent une inévitable défaite en rase campagne en ne lâchant pas la colline Eliane II. En dépit de ce succès tactique, les incessantes attaques et contre-attaques déciment les rangs des bataillons français. A tel point qu’il n’est pas rare de voir les blessés demander à rejoindre « les copains » pour défendre un bout de colline.
Après la fureur, le silence
A force d’abnégation, l’armée française n’est pas loin de changer le cours des évènements. Un abandon de la partie par le général Giap est même subodoré. C’est méconnaître tout l’enjeu de cette bataille. A Genève, une conférence décide alors du sort de l’Indochine. Une défaite Viet-Minh serait du plus mauvais effet. Il y aura donc un troisième acte : l’assaut final du 1er mai 1954. Conseillée par des militaires soviétiques, l’armée Viet-Minh lance des dizaines de milliers de combattants à l’assaut de positions défendues par quelques dizaines de soldats français mêlés fraternellement, parachutistes, légionnaires, tirailleurs. Bientôt plus de munitions, plus de réserves disponibles : le 7 mai, il est impossible de lancer des contre-attaques. Castries, nommé général durant la bataille, se résout à ordonner le cesser le feu. Pas de drapeau blanc. Le 8 mai, le silence envahit de nouveau la vallée martyre.
Le bilan humain est effroyable. Côté français : 2 300 tués, 5 200 blessés, 11 800 prisonniers dont 7 800 ne reviendront jamais des « camps de la mort lente ». Au moins quatre Haut-Marnais : le sergent-chef Jean Tournayre, de Montier-en-Der, Camille Lorensot, de Genrupt, Marcel Pérardot, de Riaucourt, et le caporal Léon Voyot, de Chaumont – ont perdu la vie dans la cuvette. Selon les Français, les pertes du Viet-Minh seraient supérieures à celles avouées : de l’ordre de 8 000 tués, 15 000 blessés. C’est à ce prix que le militant communiste Ho Chi Minh obtenait, par la voix diplomatique, l’indépendance d’une partie de ce pays nommé Viet-Nam mais qui, comme la Corée, allait être coupé en deux : le Nord, communiste, le Sud, soutenu par l’Occident. Jusqu’à ce que le spectre de la guerre ne vienne de nouveau troubler cette perle de l’Asie. Ce sera la guerre du Viet-Nam.
Lionel Fontaine
Un ancien journaliste haut-marnais a enquêté
Spécialiste de la Ligne Maginot, Roger Bruge (1926-2009) s’est également autorisé une incursion dans l’histoire de la Guerre d’Indochine en écrivant en 2004 un ouvrage consacré à Dien Bien Phu. Il s’agit là d’une mine d’informations, reposant sur des sources et des témoignages inédits, proposée par ce Troyen qui épousa une Bragarde et qui travailla jadis comme journaliste à La Haute-Marne libérée.