Comment les vaches protègent le patrimoine
Un vieux wagon avait échoué dans un champ près de la rivière, au cœur d’un village, Arnancourt, où le train n’était jamais passé. Il trônait là, comme un vestige du patrimoine ferroviaire, entouré par des vaches blanches à tâches noires qui broutaient l’herbe abondante. Un jour, je le vis devenir la proie des flammes. Le propriétaire avait sans doute décidé de récupérer cette parcelle de terre pour en faire un pâturage. L’objet insolite était-il destiné à disparaître du paysage auquel les vaches s’étaient pourtant habituées ?
Chaque fois que je passais à bicyclette, juste après avoir tourné au moment où je quittais le pont, je l’apercevais avec cette fière allure d’un abandon consacré par le temps qui passe. Les vaches qui l’observaient de loin, s’approchaient du vieux wagon comme d’un totem protégeant leur territoire. Ont-elles attendu son départ ? J’ai imaginé le traumatisme qu’elles ont subi quand elles l’ont vu s’envoler dans le feu, lequel a d’ailleurs mis plusieurs jours et nuits pour s’éteindre.
Maintenant, il ne reste aucune trace, la nature a repris ses droits comme on dit. Les vaches paissent tranquillement… Tel un tableau reconstitué, le paysage garde-t-il la mémoire du vieux wagon ? Et les vaches, si elles ruminent, ne sont-elles pas des anthropophages des traces laissées dans la terre ? Je tente de partager avec elles un souvenir déjà porté disparu. Leur regard, frappé d’un certain strabisme, contient la mémoire tellurique des paysages qui la composent. Ceux ou celles qu’on appelle aujourd’hui les “non-humains” semblent bien participer à la protection du patrimoine des humains… Et dans un état de sérénité invraisemblable, pourquoi les vaches n’auraient-elles pas des hallucinations que provoquerait le fantôme du wagon ?
Quand je retourne à bicyclette sur les lieux, les images du passé me reviennent, je partage une semblable réminiscence avec les animaux qui mâchent l’herbe en m’offrant les signes de la continuité imperturbable de leur espèce. Pourtant, j’ai remarqué un matin, mais personne ne m’a cru, que les vaches n’étaient pas orientées dans le même sens que d’habitude. Leur regard se tournait désormais vers le Nord, dans cette direction qu’aurait dû prendre le vieux wagon s’il était reparti, accroché à un train. La mémoire du train qui passe continuera toujours d’en cacher un autre, seules les vaches demeurent les gardiennes d’un tel secret.
Henri-Pierre Jeudy