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Comment la Suisse compte gérer ses 83 000 m3 de déchets radioactifs

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Déchets nucléaires : la Suisse aussi a choisi l’argile

LE PROJET. A l’instar de la France, la Suisse aussi a choisi de stocker ses déchets radioactifs en couches géologiques profondes, dans l’argile. Un projet mené par la Nagra, l’équivalent helvétique de l’Andra, qui doit proposer à l’automne le site qu’elle juge le plus adapté.

Olivier Moser, responsable des affaires publiques de la Nagra, à côté d’une maquette du stockage des déchets de haute activité.

« On élimine ses propres déchets dans son propre pays. » Voilà déjà bien longtemps que la Suisse a établi ce principe de base pour la gestion de ses déchets radioactifs. Comme la France, la Confédération helvétique s’est donc lancée dans un projet de stockage en couches géologiques profondes. Après quelques recherches dans le granit (comme la Suède ou la Finlande), dans son laboratoire souterrain du Grimsel, dans le Sud du canton de Berne, et n’ayant pas de sel comme pour le stockage américain du Wipp, c’est finalement vers l’argile que s’est tournée la Suisse.

En Suisse, une argile de 175 millions d’années

Plus précisément l’argile à Opalinus. Une argile qui s’est déposée au fond d’une mer peu profonde, il y a 175 millions d’années (celle de Bure n’a “que” 165 millions d’années !) et que l’on retrouve dans les trois régions actuellement explorées pour déterminer le futur site de stockage. Et si le site définitif ne sera proposé qu’à l’automne prochain, on sait déjà que le stockage suisse sera plus profond que Cigéo : entre 530 mètres et 1 000 mètres de profondeur.

Autre différence de taille avec le projet français, le dépôt suisse accueillera tous les déchets nucléaires du pays, aussi bien ceux de faible et moyenne activité issus de la médecine, de l’industrie ou de la recherche, que pour les déchets de haute activité qui proviennent des centrales. Deux sites différents avaient d’abord été envisagés, mais la Suisse se dirige finalement vers un site unique, afin de rationaliser les coûts d’un projet actuellement estimé à 23 milliards de francs suisses (23 milliards d’euros).

Un stockage de 2 km2

Le futur centre de stockage suisse devrait s’étendre sur environ 2 km2, là où Cigéo prévoit d’occuper 15 km2 de sous-sol. Les déchets de haute activité seront enfouis dans des conteneurs métalliques de 25,5 tonnes, dans lesquels les assemblages de crayons de combustibles seront directement enfermés. Le conteneur sera glissé dans une galerie souterraine de 2,5 à 3 m de diamètre, comblée avec de la bentonite, une sorte d’argile qui gonfle au contact de l’eau.

En attendant, les déchets déjà produits patientent tranquillement dans des piscines près des centrales nucléaires, ou dans un site intermédiaire d’entreposage, à Würenlingen, dans le canton d’Argovie. Un canton décidément très nucléarisé…

En fonction du site choisi, la profondeur du stockage variera : entre 530 et 650 mètres pour Jura-Est, entre 900 et 1 000 mètres pour Nord des Lägern et entre 820 et 930 mètres pour Zurich Nord-Est, comme l’explique une maquette exposée actuellement à Windisch.

Un stockage pas avant 2050

LE CALENDRIER. Moins avancée que la France dans son projet de stockage profond des déchets radioactifs, la Suisse n’a toujours pas sélectionné son site.

Automne 2022 : La Nagra sélectionnera un site sur les trois encore en lice, avant de déposer sa demande d’autorisation générale en 2024.

2029 : Après avis favorable de l’Office fédéral de l’Energie (Ofen) et de l’Inspection fédérale de la sécurité nucléaire (IFSN), l’équivalent suisse de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), le Conseil fédéral sera appelé à se prononcer.

2030 : Le Parlement devra prendre à son tour une décision.

2031 : C’est une particularité suisse : si la population n’est pas d’accord avec les décisions du Conseil fédéral et du Parlement, elle peut réunir 55 000 signatures pour demander un référendum. Si c’est le cas, il pourrait avoir lieu en 2031. Et c’est la population qui a le dernier mot : si le non l’emporte lors de la votation, le stockage ne se fera pas.

2045 : Si la population valide le projet de stockage, la construction du dépôt pourrait commencer en 2045, pour une exploitation, c’est-à-dire l’arrivée des premiers déchets, à partir de 2050.

2125 : Une fois enfouis les 83 000 m3 de déchets radioactifs suisses, le dépôt sera refermé. Commencera alors une très longue phase de surveillance de plusieurs décennies…


A la recherche du meilleur site

LE SITE. A l’automne, la Nagra doit annoncer le site qu’elle juge le plus approprié pour un stockage sûr des déchets radioactifs en couches géologiques profondes. L’aboutissement d’un long processus.

Six régions en 2011. Trois en 2018. Une seule en 2022… Depuis plus de dix ans, la Nagra (équivalent suisse de l’Andra) affine sa recherche de site pour implanter son stockage de déchets radioactifs. Un processus en trois étapes, fixé par le Plan sectoriel “Dépôt en couches géologiques profondes” de 2008.

La Nagra est alors partie d’une carte vierge de la Suisse. Durant trois ans, elle a sélectionné des zones où la géologie pouvait se prêter à un stockage, aboutissant, en 2011, à la sélection de six régions.

Au cours de l’étape 2, la Nagra a désigné au moins une aire d’implantation des installations de surface dans chacune des six zones et a mené des études sur leur sous-sol, notamment des mesures sismiques. Résultat : fin 2018, trois sites ont été retenus : Jura-Est (canton d’Argovie), Nord des Lägern (cantons d’Argovie et de Zurich), et Zurich Nord-Est (cantons de Thurgovie et de Zurich).

Depuis 2019, la Nagra mène des recherches approfondies sur ces trois zones. « On y a réalisé neuf forages, d’où on a retiré 6 000 carottes et près de 4 000 échantillons. Ces forages ont confirmé que les trois régions peuvent accueillir un dépôt en profondeur sûr », explique Félix Glauser, en charge de la communication de la Nagra.

A l’automne 2022, la Nagra annoncera lequel des trois sites elle estime le plus approprié pour accueillir le stockage suisse de déchets radioactifs.


Des conférences régionales pour plus de démocratie

L’IMPLICATION DES POPULATIONS. « Un tel projet ne peut être réalisé qu’en impliquant à large échelle les populations concernées. » Stefan Jordi est responsable de la participation citoyenne à l’Office fédéral de l’Energie (Ofen). En Suisse, la population est très régulièrement appelée à se prononcer par votation sur différents sujets. Pour le stockage de déchets radioactifs, elle pourra demander qu’un référendum soit organisée et c’est elle qui aura le dernier mot.

On n’en est pas encore là, le référendum, s’il a lieu, ne se tiendra qu’en 2031. Mais ce n’est pas pour autant que la population reste passive en attendant. Dans chacune des six régions sélectionnées au départ (il n’y en a actuellement plus que trois), ont été mises en place des conférences régionales.

« Elles sont composées d’élus, de représentants d’associations et de membres de la société civile, à la fois de Suisse et des communes allemandes frontalières », explique Ueli Müller, président de la conférence régionale du Jura-Est. « Nous sommes là pour mener des réflexions sur les infrastructures de surface, pour savoir quelle forme leur donner, où les implanter, étudier leur impact socio-économique sur la région… »

Et à la fin de chacune des trois étapes du plan sectoriel, les conférences régionales donnent un avis sur les propositions de la Nagra. Pour cela, elles se réunissent trois ou quatre fois par an. « Les participants sont très hétérogènes. Il y a des pour, il y a des contre… Il faut donc concilier les avis de chacun. Les discussions sont très animées ! », reconnaît Ueli Müller.


Laboratoire du Mont Terri : des recherches internationales

LES EXPERIMENTATIONS. Creusé depuis la galerie de sécurité d’un tunnel autoroutier, le laboratoire souterrain du Mont Terri est le théâtre d’expérimentations scientifiques pour le stockage des déchets radioactifs, mais pas seulement…

Les laboratoires souterrains de recherches, à Bure, on connaît. En quelques minutes d’ascenseur, on accède aux galeries creusées dans le sous-sol meusien, à près de 500 m de profondeur. En Suisse, il existe aussi un laboratoire de recherches, à Saint-Ursanne, dans le canton du Jura. Mais ici, pas besoin d’ascenseur. C’est par la galerie de sécurité d’un tunnel autoroutier, à 300 m sous le Mont Terri, qu’on y accède. Depuis 1996, des scientifiques du monde entier y mènent des recherches.

Andra, IRSN, Total Energies…

Et c’est d’ailleurs ce qui le rend unique au monde. Contrairement au laboratoire de Bure, qui appartient à l’Andra, celui du Mont Terri est géré par un autre organisme public, l’Office fédéral de la topographie (Swisstopo). La Nagra (équivalent suisse de l’Andra) n’en est qu’un des utilisateurs.

« En tout, 22 partenaires de 9 pays travaillent ici et chacun est libre de financer l’expérience qu’il souhaite », explique Christophe Nussbaum, directeur du laboratoire. Du côté des partenaires français, on trouve notamment l’Andra, l’un des partenaires de la première heure, mais aussi l’IRSN. Total Energies est également présent depuis 2018, pour des recherches sur le stockage du CO2 (lire ci-dessous).

Simuler un entreposage

Environ 2 000 capteurs dans une dizaine de forages surveillent le comportement de la roche en présence de colis factices chauffés.

Commencées dans huit petites niches le long de la galerie de sécurité du tunnel, les recherches s’étendent aujourd’hui sur plus d’1,2 km de galeries, entièrement dans l’argile à Opalinus. « L’une des plus importantes consiste à observer les déplacements de chaleur dans la roche », souligne Christophe Nussbaum. Dans une galerie de 50 m de profondeur et de 3 m de diamètre, qui simule une section d’entreposage, trois colis factices de 25 t et de 5 m de long sur 1 m de large ont été installés en 2014 et “noyés” dans la bentonite.

« En tout, 22 partenaires de 9 pays travaillent ici et chacun est libre de financer l’expérience qu’il souhaite. »

Christophe Nussbaum, Directeur du laboratoire souterrain du Mont Terri.

« Les colis sont chauffés entre 130 ou 150 degrés pour créer une perturbation thermique. Le but est que la roche ne dépasse pas les 80°C. » Au-delà, l’eau contenue dans la roche risquerait de disparaître. Or, c’est elle qui assure le confinement de la radioactivité. Environ 2 000 capteurs surveillent en permanence les paramètres physico-chimiques.

Pas moins de 170 expériences sont menées dans le laboratoire suisse, sur l’évolution de l’argile au fil du temps, sur la sismicité, la diffusion d’hydrogène dans la roche, sa déformation, les interactions entre le ciment et l’argile, sur la corrosion, sur la surveillance à long terme…

Et ce en toute transparence, comme l’assure David Eray, ministre du canton du Jura en charge du département de l’Energie, qui autorise chaque année le programme de recherches établis par les partenaires : « Les résultats de toutes les expériences sont mis à la disposition de tous. Pour nous, il n’est pas question de les cacher dans un coffre-fort sous les Alpes ! »


Le stockage du CO2 étudié depuis 2011

Des recherches sur le stockage du CO2 sont menées depuis 2011 au laboratoire du Mont Terri.

MAIS AUSSI… Le laboratoire du Mont Terri n’a pas attendu le dernier rapport des experts du Giec, qui préconise de stocker le CO2 en profondeur. Depuis 2011, une niche est consacrée à ces recherches, menées notamment par Total Energies. « On injecte du CO2 dans l’un des sept forages que l’on a réalisés et on surveille dans le forage d’à côté comment le CO2 migre à travers la roche », explique Christophe Nussbaum, directeur du Mont Terri. « Pour le différencier du CO2 naturellement contenu dans la roche, on le trace avec un isotope du carbone 13. »

Et les premiers résultats semblent encourageants : le CO2 ne se déplace que très lentement et plutôt vers le bas, ce qui lui éviterait de s’échapper vers la surface et d’acidifier l’eau traversée. Mais pour cela, la roche doit être exempte de toute faille.


Le laboratoire en chiffres

300 mètres. Les galeries du laboratoire suisse sont à 300 mètres sous le sommet du Mont Terri.

1.2 km. Démarré dans huit petites niches le long de la galerie de sécurité du tunnel autoroutier, le laboratoire dispose désormais de 1,2 km de galeries d’expérimentation.

22. En tout, 22 partenaires y mènent des recherches. Il s’agit d’entreprises ou d’organismes en charge de la gestion des déchets radioactifs, de groupes pétroliers, d’universités…

9. Neuf pays sont présents au Mont Terri : la Suisse, évidemment, mais aussi la France, l’Allemagne, la Belgique, l’Espagne, le Royaume-Uni, le Canada, les Etats-Unis et le Japon.

200. Chaque année, 200 scientifiques se croisent dans les galeries.

170. Actuellement, 170 expériences sont menées dans le laboratoire.

108,2 millions. C’est en francs suisses, le budget investi dans les recherches depuis le 1er janvier 1996. L’Andra y a contribué à hauteur de 15,3 %, et la Nagra de 26,7 %. Le canton du Jura estime à 20 % de ce montant les retombées économiques du laboratoire.

5 000. Ouvert toute l’année, le laboratoire du Mont Terri accueille environ 5 000 visiteurs par an (avant Covid)


Le nucléaire suisse en dix dates

Septembre 1969 : mise en service du premier réacteur nucléaire suisse, à la centrale de Beznau, dans le canton d’Argovie. Un deuxième réacteur sera lancé deux ans plus tard dans la même centrale. Puis ouvriront les centrales de Mühleberg (canton de Berne) en 1972, de Gösgen (canton de Soleure) en 1979, et Leibstadt (canton d’Argovie) en 1984.

1972 : création de la Nagra par les exploitants des centrales (pour les déchets des centrales) et la Confédération (pour les déchets issus de la médecine, de l’industrie et de la recherche).

1988 : les projets de création de centrales nucléaires à Kaiseraugst et Graben sont abandonnés.

23 septembre 1990 : par votation, la population rejette l’abandon progressif de l’énergie atomique (52,9 % de non), mais accepte la proposition populaire d’arrêter la construction de nouvelles centrales. Un moratoire de 10 ans est lancé.

1er janvier 1996 : ouverture du laboratoire de recherches du Mont Terri.

Juillet 2001 : ouverture du site d’entreposage temporaire de déchets radioactifs de Würenlingen (canton d’Argovie).

27 février 2007 : le Conseil fédéral décide le remplacement des actuelles centrales et le développement des centrales à gaz.

25 mai 2011 : après l’accident nucléaire de Fukushima, le Conseil fédéral annonce une sortie progressive de l’énergie nucléaire programmée pour 2034.

20 décembre 2019 : la centrale de Mühleberg est définitivement arrêtée.

Automne 2022 : La Nagra proposera le site qu’elle juge le plus approprié pour accueillir le stockage des déchets radioactifs. Après avis des autorités de contrôle du nucléaire, le Conseil fédéral se prononcera en 2029, puis le parlement, en 2030, avant une un éventuel référendum en 2031.


Quand le Mont Terri était français

LE SAVIEZ-VOUS ? Le nom du Mont Terri viendrait du patois franc-comtois et signifierait “montagne dont les sources sont taries”. Et ce que l’on sait peut-être encore moins, c’est que le Mont Terri et ses environs ont appartenu à la France durant quelques années ! En effet, le 5 germinal an I (25 mars 1793), la Convention décide de rattacher à la France, le pays de Porrentruy, sous le nom de département du Mont-Terrible. Une centaine de communes et villages suisses se sont ainsi retrouvés français, dont Porrentruy, Saint-Ursanne (où se trouve aujourd’hui le laboratoire du Mont Terri), Delémont, et une petite commune de l’ancienne seigneurie d’Ajoie, qui porte le nom de… Bure, qui accueille chaque année en août, le Burelesk Festival !

Le département du Mont-Terrible fut supprimé, sous le Consulat, par la loi de 28 pluviôse an VIII (17 février 1800). Son territoire est alors incorporé au département du Haut-Rhin, jusqu’au congrès de Vienne de 1815, qui réintègre la plus grande partie de son territoire à la Suisse, dans les actuels cantons du Jura et de Berne.


Opposition de langue

PIEDS DE NEZ. En Suisse, les déchets nucléaires sont gérés par la Nagra, acronyme en allemand pour Nationale Genossenschaft für die Lagerung radioaktiver Abfälle. Mais en Suisse, on parle aussi le français. Le nom de l’homologue helvétique de l’Andra a donc été traduit en Coopérative nationale pour le stockage des déchets radioactifs, qui a pour acronyme… Cedra ! Voilà qui devrait plaire aux opposants du projet Cigéo réunis au sein du Collectif contre l’Enfouissement des Déchets RadioActifs…

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