Camus, Albert Camus, cet ami d’enfance
Alger. «Vous avez lu L’alchimiste, c’est un bon début ! Je n’ai pas Steinbeck, j’ai Hemingway, mais je n’ai plus Les raisons de la colère… J’aime beaucoup Hemingway, je peux vous trouver un de ses livres !» Casquette vissée sur la tête, le regard débordant de malice, Mouloud Mechkour conseille un étudiant en quête de découverte. L’ombre d’une silhouette longiligne fend depuis plusieurs décennies la lumière jaillissant d’ouvrages aux pages jaunies. Plus de mille livres sont entassés ici et là. Située au cœur de la rue Didouche, la librairie de Mouloud Mechkour fait office d’institution. A 78 ans, le bouquiniste veille à entretenir la mémoire des lieux. La mémoire d’un homme. Camus… Albert Camus !
«En 1950, j’avais une dizaine d’années, je n’avais jamais lu un livre, Camus avait déjà écrit L’Etranger et La Peste… J’ai été embauché dans cette librairie par une Espagnole, je m’en souviens très bien, c’était hier, se remémore Mouloud Mechkour. Cette femme est partie vivre à Nice où elle venait d’acheter un hôtel. Elle m’a demandé de gérer la librairie et je me suis tout seul à l’âge de douze ans ! Je me suis posé beaucoup de questions la première semaine, je ne me sentais pas forcément capable de gérer la librairie seul, mais j’ai fini par prendre de bonnes habitudes. Cette librairie était un lieu de rencontres, Camus venait tous les matins et nous discutions ensemble pendant de longues heures. Jean Sénac, Charles Brouty et Edmond Charlot étaient également des habitués des lieux. Ils étaient plus vieux que moi, je n’étais qu’un enfant, mais ils me considéraient comme un adulte, nous discutions ensemble et j’avais l’impression de les comprendre. Ma relation avec Camus est devenue très riche à l’occasion du mariage de mon frère aîné. Une grande fête était organisée dans le quartier et j’ai invité Albert Camus à venir manger le couscous avec nous. Depuis ce jour là, tous les samedis, Albert Camus demandait à ma mère de préparer le couscous. Nous allions manger en famille chaque dimanche midi et ensuite nous allions au cinéma ou au stade. Camus adorait le football, je supportais le Mouloudia et lui l’association sportive de Belcourt. Cette rivalité nous amusait ! Camus a vite fait partie de la famille, il appelait ma mère “maman”, ma mère ne comprenait pas le français, mais elle était très attachée à cet homme si généreux. Son respect et son affection pour ma mère se lisait dans son regard, il n’y avait pas besoin de mots pour exprimer cet attachement.»
Au cœur d’une ville tourmentée, les discussions entre Albert Camus et Mouloud Mechkour tournent principalement autour de la littérature et du football. «Nous ne discutions jamais du colonialisme, j’étais trop jeune pour comprendre, mais Camus m’apportait beaucoup, souligne le bouquiniste. Sa position sur le colonialisme a prêté à de nombreux commentaires et interprétations. Il y a quelques mois, Bertrand Delanoë est venu à ma rencontre. Il s’est approché de moi et m’a discrètement demandé : “Albert Camus était-il pour ou contre la révolution ?” J’ai répondu : “Il était pour, je vous l’affirme monsieur Delanoë ! Entre la révolution et votre mère, qui préférez-vous ?” Bertrand Dalanoë m’a fait part de son amour pour sa mère… La position de Camus ne fait aucun doute à mon sens. Il s’est opposé à des Français ici-même, il a pris à deux reprises la défense de clients algériens face à des soldats dans cette boutique. Camus était un homme unique, un homme sympathique et juste. Emmanuel Roblès était également un homme exceptionnel. Cela s’appelle l’aurore est un livre formidable ! Camus et Roblès étaient des hommes remarquables. J’ai perdu Roblès… Son fils s’est pendu en 1957, sa femme a voulu partir et ils ont quitté Alger. Albert Camus était toujours là… Je lui prêtais des livres, il en lisait un chaque nuit, inlassablement, jusqu’à ce jour dont je me souviens très bien. J’ai vu Camus la dernière fois en 1957… La Peste est mon livre préféré, Camus est un écrivain exceptionnel, mais je conserve principalement la mémoire d’un homme remarquable. Camus est indissociable de l’histoire de cette ville. Ses romans sont très demandés, mais je n’en ai plus aucun exemplaire ! Il est très difficile de trouver des livres en Algérie, beaucoup de personnes ne peuvent pas acheter de livres neufs et je me bats pour continuer à dénicher des ouvrages d’occasion accessibles au plus grand nombre. Camus aurait beaucoup à apporter à ces jeunes à la recherche de perles de la littérature. Quand je me suis retrouvé ici, je me suis mis à lire, je voulais avant tout pouvoir conseiller les clients, mais avec le temps, la littérature est entrée dans ma vie. Camus a bouleversé mon enfance, il m’a fait découvrir des auteurs exceptionnels, il me conseillait tel ou tel livre, en toute humilité, sans jamais faire référence à la grandeur de son œuvre. Camus est toujours présent, ses mots sont immortels !»
Aux lendemains des cinquante ans de l’indépendance, Mouloud Mechkour honorera le centenaire de la mort d’un ami d’enfance. Camus…. Albert Camus !
“Ce pays est sans leçon. Il ne promet ni ne fait entrevoir. Il se contente de donner, mais à profusion. Il est tout entier livré aux yeux et on le connait dès l’instant où l’on en jouit.” Albert Camus. Noces, L’été à Alger.