Irène Frain taille la justice en pièces, Emmanuel Flesch… aussi
Ils sont auteurs. Avec son rond de serviette dans l’édition, c’est Irène Frain ; frais émoulu invité à sa table, c’est Emmanuel Flesch. Dans leurs deux derniers ouvrages, qui ont été primés, la justice en prend pour son grade. Le public l’a entendu samedi 09 octobre 2021, dans le cadre des rencontres philosophiques de Langres.
Irène Frain et Emmanuel Flesch ont souvent apporté des réponses aux questions que le chroniqueur judiciaire du Bien public Marie Vindy (1) s’apprêtait à leur poser, samedi 09 octobre 2021. À croire que de leurs points de vue sur la justice, les deux auteurs redoutaient de ne pas pouvoir faire le tour à la table ronde de la librairie philosophique, dans la cadre des rencontres philosophiques de Langres (RPL). Comme des poseurs d’explosifs, soucieux que rien ni personne n’empêche la détonation.
« Mon métier, c’est de raconter des histoires. Je me serais évidemment bien passée de raconter la dernière ». En 2020, Irène Frain a publié au Seuil Un crime sans importance, dans lequel elle revient sur la mort violente de sa sœur Denise. « Après un an de face à face avec la justice muette, il m’était impossible de vivre ». Pour autant, l’auteur se défend d’avoir écrit un livre « intime » : quand le sang est versé, il tombe dans le domaine public. Sauf que, dans cette affaire réelle, la justice ne voit précisément pas où a coulé le sang. « Dans son dossier, Denise était « décédée », autrement dit elle était morte de mort naturelle ». Seize mois durant, il n’y a pas de juge d’instruction désigné, merci de circuler. Aux yeux d’Irène Frain, le sort tragique de sa sœur manque des ingrédients qui font une histoire : il ne s’agit ni de la mort d’un enfant, ni de celle d’une joggeuse, il ne faut pas compter non plus y trouver un zeste de sexe ou une pincée d’argent. Ce dossier-là ne passe pas davantage la rampe médiatique, « il n’est pas bankable ». Le « mastodonte juridique » hache menu Irène Frain, qui entre dans « la zone de l’effroi », passe « pour une Cruella folle »… mais va finir par contribuer à ébranler l’institution qui lui oppose un « mépris insupportable ». Il pourrait apparaître en effet que Denise a été une des multiples victimes d’un tueur.
Machine à broyer
« C’est le côté kafkaïen de la justice qui m’a mobilisé ». Emmanuel Flesch est professeur dans le 9-3. Il n’a « jamais eu à faire à la justice » quand il est prié, en 2009, d’être juré d’assises. Impossible de se soustraire à cette convocation. Bon an mal an, il se réconforte en songeant qu’il « va faire quelque chose » de cette expérience. Il s’est déjà, pour ses études, penché sur la délinquance juvénile pendant l’entre-deux guerres. Le destin brisé d’enfants voleurs de fraises, placés sous la férule des patronages, lui a retourné le cœur. « En cas de condamnation, il n’existait aucune voie de recours : le législateur avait juste oublié d’en prévoir ». Voilà comment, après lecture de Soumissions de Michel Houellebecq entretemps pour tout couronner, Emmanuel Flesh écrira Le cœur à l’échafaud (éditions Calmann-Lévy) dans lequel il imagine 3 jours de procès d’assises d’un jeune homme au prénom peu gaulois accusé de viol, sachant que la France est mal portante, « à glisser » ainsi. Au passage, l’auteur dit tout le mal qu’il pense d’Éric Zemmour puisqu’il retrouve grosso modo « son projet de société » dans son roman destiné précisément à dénoncer sa brutalité.
Quand Emmanuel reste impressionné par la mise en scène « cléricale » d’un procès, mais c’est vrai qu’ « on ne va pas rendre la justice en tongs », Irène aspire à « voir un jour des magistrats en robe », dans un espace « républicain », pour les entendre « prononcer » un jugement, qu’ils « liront » : les mots sont faits pour remettre les choses dans l’ordre.
Fabienne Ausserre
f.ausserre@jhm.fr
(1) Marie Vindy est l’auteur de Justice soit-elle aux éditions Plon.