Festival « Ombres et lumières » : la preuve qu’exigence culturelle et ruralité peuvent rimer
Alors qu’on attend les arbitrages du ministère de la Culture pour écrire l’avenir du site de Clairvaux, retour sur le festival de musique Ombres et Lumières, fondé par Anne-Marie Sallé. Un rendez-vous d’excellence, drainant un public national et local, auquel les collectivités ont brusquement coupé les ailes après onze années de succès. Récit.
« Il est question de grand projet à l’abbaye de Clairvaux… Je propose au président de son association Renaissance de Clairvaux d’organiser un festival de musique ». CV charpenté et réseau de musiciens patentés à l’appui, Anne-Marie Sallé, qui était administratrice de la Maîtrise de Radiofrance, a les épaules pour mettre sur pied « quelque chose » de sérieux. Elle ne réclame aucun émolument.
La première édition du festival Ombres et Lumières, dont elle est la directrice artistique, a lieu en 2004. Son ami le pianiste François-René Duchâble et le violoniste Régis Pasquier sont là. Dans le cadre de l’évènement, ils offrent un concert aux détenus.
Ce moment de « grande musique » ne va pas, loin de là, « passer au-dessus de la tête » de personnes qu’on réduit à leurs crimes.
Peu à peu, l’idée d’Anne-Marie s’affirme, les détenus doivent être parties prenantes de ce festival de musique classique. Maintenant qu’Ombres et Lumières est assis, elle intègre « la création contemporaine » à son programme, c’est, dit-elle, un ingrédient indispensable à un évènement de ce rang.
Le « concert des détenus »
Un virage décisif se négocie en 2008 : le festival commande une œuvre chorale à Thierry Machuel. Thème ? Le Nocturne.
Avec le compositeur, Anne-Marie entend conduire des ateliers d’écriture pour les détenus. Qui veut ira, après quoi les textes de ceux-ci feront le livret que Thierry Machuel mettra en musique. Pour un concert à lui tout seul dans le programme du festival, donné par un chœur professionnel.
Le directeur de la centrale Gilbert Blanc permet le contact entre les intervenants – Thierry Machuel et Anne-Marie Sallé – et les personnes enfermées pour des durées qui, à échelle d’homme, égalent l’éternité. Un premier atelier est mis sur pied. Il « prend ». Nul sera besoin de faire campagne dans les coursives, « le bouche à oreille » fera son œuvre, et, « de fil en aiguille », ces ateliers seront régulièrement suivis par des détenus. Sans qu’un seul mot des affaires qui ont les ont amenés là soit jamais dit.
La réalisation par Julien du film Clairvaux, Or les murs – « un peu testamentaire », pointe aujourd’hui sa mère Anne-Marie – est également à l’actif du travail réalisé. Ce film est récompensé par le premier prix de l’Académie Charles Cros, en 2010. Le Centre national du cinéma (CNC) l’acquiert, épargnant aux associations le règlement droits d’auteur pour l’utilisation de ses deux supports DVD.
Quatre ans s’écoulent, le compositeur Philippe Hersant relaie Thierry Machuel. Des ateliers d’écriture, en 2014, naît conjointement un livre, Tentatives d’évasion, auquel la graphiste Laurence Chéné collabore. L’écrivain Philippe Claudel signe la préface de ce recueil de réflexions de détenus.
La même année, Philippe Hersant achève le CD Instants limites, dont les œuvres seront jouées dans les plus prestigieuses salles de concert d’Europe : Philarmonie de Berlin, Vienne, Hambourg, Opéra de Baden-Baden… Mais aucun écho ne résonnera dans Clairvaux.
Ce récit, Anne-Marie Sallé le consigne dans Les cahiers de la justice, en janvier 2015.
Un rendez-vous qui s’impose
Aujourd’hui que le site de Clairvaux a été vidé de ses détenus pour entrer dans le giron du ministère de la Culture, sa ministre Rachida Dati se penche sur le « dossier de concession », qui est en cours d’élaboration. La ministre Dati sait-elle qu’ici, jusqu’en 2017, le festival Ombres et Lumières a drainé les fins connaisseurs de musique classique de tout l’Hexagone, qu’il s’est imposé dans les calendriers des médias nationaux, dont les spécialistes, rentraient pour tresser des lauriers ?
Certes, sur le terrain, l’affaire ne s’est jamais ficelée en un jour, Anne-Marie se souvient d’ « un combat permanent ». Dans lequel elle « fait tout : le mécénat, la communication, les ateliers d’écriture ». Son érudition lui permet de choisir à la fois les thèmes, les œuvres, et les musiciens. Anne-Marie le dit sans forfanterie : la réalité ne souffre pas d’aménagement, ses compétences sont actées depuis belle lurette. « C’est sûr que quand on ne connaît ni les œuvres, ni les musiciens, on achète les programmes… ». Dont encore faut-il savoir parler… C’est à une plaidoirie vivante et impeccablement maîtrisée qu’un mécène tend l’oreille – et des « poids-lourds » ont écouté la fondatrice de l’évènement. « J’aurais fait du Boulez, personne ne serait venu ». Au contraire, au festival Ombres et Lumières, le public est là, « à la fois local et national ».
Ailes coupées
L’enthousiasme du soutien que les collectivités témoignent à l’inventeuse du rendez-vous va toutefois se tempérer, à partir de 2015, l’année du 900e anniversaire de la fondation de l’abbaye de Clairvaux.
Alors qu’Anne-Marie assure toujours le mécénat du festival, l’enveloppe de fonds publics dont elle dispose pour le mettre sur pied diminue inexorablement.
En 2016, la tension est telle, le niveau des subventions tombé si bas, que la Direction régionale des affaires culturelles (Drac) l’invite à monter « une autre association ». Il lui faudra alors avancer l’argent nécessaire à l’organisation du festival, le temps pour les aides de la Région d’arriver. Le Département de l’Aube ne donnera rien du tout. La Drac finira par accorder 10 000 €. « En définitive, pour sauver le festival, on m’a invitée à créer mon association… et c’est ce qui l’a tué ». Tout chevalier des Arts et des Lettres qu’elle est, par ailleurs saluée par la médaille de bronze de l’administration pénitentiaire, Anne-Marie Sallé doit rendre les armes.
Avec Philippe Hersant, elle signe, en mai 2018, une tribune dans La lettre du musicien.
« Ma fierté est d’avoir constaté que le « concert de création » (élaboré avec les détenus donc, Ndlr) a fini par être le plus fréquenté ». Or, « en touchant le public, les textes qu’ils avaient eu la possibilité d’écrire étaient un moyen de leur rendre leur dignité. Dans chacun de nous, il y a une part d’ombre… d’où le nom du festival au demeurant ».
« Un gâchis »
« Est populaire ce qui rassemble les publics », maintient la fondatrice du festival Ombres et Lumières. Totalement à rebours des partisans du « nivellement par le bas », qui voudrait que l’exigence empêche de fédérer.
Tant pis pour le festival… Surtout, « un gâchis » pour l’Aube et la Haute-Marne voisine, qui tenaient là un rendez-vous précieux, en mesure d’aimanter au-delà de leurs frontières, et ce vent du dehors, rafraîchissant, confortait l’audace que leurs terres rurales témoignaient.
Fabienne Ausserre
f.ausserre@jhm.fr