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Haute-Marne, terreau des amours d’Auguste Rodin

Des femmes, il y en a eu pléthore dans la vie du génie sculpteur de son temps et surnommé “bouc sacré”, tel un apôtre des conquêtes. Trois d’entre elles, à leurs époques respectives, furent déterminantes dans l’ascension et le succès dAuguste Rodin. Trois, chacune à leur manière. Et chacune d’entre elles avait un lien avec la Haute-Marne. 

La première, qui sera la seule légitime, j’ai nommé Marie-Rose Beuret, est née le 9 juin 1844 à Vecqueville, canton de Joinville. Rose est fille de vigneron, et aînée d’une fratrie de neuf enfants. Dès 1861, elle disparaît des listes de recensement, est-elle déjà “montée” à Paris ? On la sait porteuse de pain à la capitale, quartier d’Auteuil, puis, plus officiellement, lingère-couturière en 1864 chez une confectionneuse du XIIIe arrondissement. Non loin, au théâtre dit des Gobelins (devenu théâtre de la Gaité), œuvre aux décors un certain Auguste Rodin. Elle a alors 20 ans, lui 24. Il est impressionné par son air sauvageon, lui donne rendez-vous, et c’est le coup de foudre. « A 20 ans, Rose était mieux qu’une jolie femme. De grands yeux mordorés qui flambaient à la moindre expression, des cheveux bruns en abondance qu’elle bouclait et coiffait de façon originale et, toute simple qu’elle fut, elle savait se donner un cachet personnel qu’on appelait alors un type », écrit Judith Cladel, biographe de Rodin. Le couple ne tarde pas à s’installer, plus que modestement. Rodin travaille alors pour le sculpteur Carrier-Belleuse. Rose devient le socle domestique de celui qui travaille à bâtir sa légende : elle multiplie les heures de couture, rapportant du travail le soir à l’atelier. Elle est ménagère, cuisinière, lingère. Mais aussi modèle, par souci d’économie, et arpette de Rodin, mouillant le plâtre et préparant les moulages. La vie est rude, l’atelier froid.

Rose Beuret, alias «La jeune fille au chapeau fleuri». 1870-1875, 
technique terre cuite, collection musée Rodin

Le sculpteur part pour Bruxelles où Carrier-Belleuse réalise la décoration de la Bourse. Puis, en Italie pour découvrir les œuvres de Michel-Ange. Inlassablement, Rose veille, dans l’obscurité, et entretient dans l’atelier l’humidité des plâtres ébauchés par son amour. Aux environs de 1880, les finances s’améliorent, et le sculpteur accède enfin à la notoriété. Pourtant, dans ces années de rudesse, s’invite ce qui aurait pu être le bonheur. Rose donne naissance à un fils le 18 janvier 1866. Rodin ne lui donnera jamais son nom, pas plus que son attention. Si consolation il fut, la beauté de Rose est immortalisée dans plusieurs œuvres telles “Mignon” “Bellone”, ou encore “La jeune femme au chapeau fleuri”, et Paris la considère comme compagne officielle de celui qui est désormais en route pour la gloire. Rodin est devenu “Maître”, lorsqu’en 1883, on lui recommande une élève de 19 ans (lui en a 43), jugée très douée déjà.

Après la femme dévotion, la passion incarnée 

La jeune recrue est en provenance de Wassy, commune du Nord-Haute-Marne où son père a été muté au 2, de la rue du Val-du-Château comme conservateur des hypothèques quatre ans plus tôt. Elle, c’est Camille Claudel. C’est en pays wasseyen (et celui de Saint-Blin), propice, qu’elle s’abandonne pleinement à ses pulsions créatrices et récolte la nuit, en secret de son père, ses premières glaises, ici en abondance. Camille façonne et sculpte avec tant de passion que son extraordinaire potentiel éclate. Louis-Prosper Claudel consent à laisser sa fille travailler l’art qui désormais l’obsède tout entière ; soutenu par Alfred Boucher, il installe sa famille à Paris. Camille Claudel, de Wassy à l’atelier de Rodin boulevard de Vaugirard Paris 15e, ne sait pas encore qu’elle va bouleverser son destin et l’histoire de l’art. La passion artistique et charnelle entre l’élève et le Maître ne tarde pas à produire chefs-d’œuvre et gros chagrins. Le génie de Camille explose autant que son cœur et sa santé mentale face à l’homme incapable de quitter Rose Beuret, compagne des débuts, ayant beaucoup (trop ?) sacrifié à la renommée du sculpteur. Durant quinze années, ce ménage à trois fit des ravages de toutes parts mais le plus lourd tribut est attribué à Camille, qui, en plus du traitement cruel réservé aux femmes artistes à cette époque, se voit également repoussée par l’amour, la passion de sa vie. Internée en 1913, elle mourra de faim et de froid après 30 ans d’asile.

« Rodin a deux enfants avec son élève Mlle Claudel (ndrl : enfants avortés) ; et un enfant avec une boniche appelée Rose, enfant qu’il ne veut pas voir »

Jehan Rictus,  Journal quotidien, 22 novembre 1910 

Une œuvre célèbre de Camille Claudel, intitulée “L’âge mûr”, ou encore “Clotho” et “Buste de Clotho”, reflète une interprétation de la dualité jeunesse/vieillesse, Rose étant de 20 ans plus âgée que Camille, et déjà usée à tout juste 50 ans. Camille sculpte des corps délabrés comme appel ultime envers Rodin à considérer sa jeunesse et sa fougue comme promesses. Il s’obstinera à consacrer la fidélité sans heurts de sa bonne Rose, vestale du foyer. Les deux rivales étaient pourtant compagnes de souffrance. Camille Claudel a donné sa jeunesse, son corps et son âme à Rodin, tout comme Rose Beuret : la première est quittée, évincée en tant que femme et au profit du travail du Maître, la seconde mésestimée par le gotha parisien, traitée de « boniche » et allégrement trompée. Leurs enfants, niés.

Une duchesse aux plumes et dents longues

La rupture entre Camille Claudel et Rodin est actée en 1898. En 1904, Rodin prend pour maîtresse une riche héritière américaine, plumée bijoutée piquée de France et de Paris, résidant à New York : Claire Coudert. Fondamentale dans l’accroissement de la cote du sculpteur : « Avant de prendre les choses en main, il ne gagnait pas plus de 12 000 dollars par an. Désormais, il en gagne 80 000. » Rodin ne voit plus que par elle. La dame a de l’entregent. Entre-temps, Claire Coudert a épousé un Choiseul, duc héritier de la maison de Choiseul, une des plus vieilles familles de la noblesse, originaire et citée dès 1060, de Choiseul en Bassigny en… Haute-Marne. Elle invite chez Rodin (et Rose) désormais installés à Meudon le monarque britannique Edouard VII qu’elle nomme « mon cousin ». Rose est priée de « rester dans ses cuisines ». Convaincue de son pouvoir, la duchesse tente de faire main basse sur l’héritage de Rodin. La rupture ne tarde pas mais il est riche. Comme liée aux femmes de sa vie, l’air haut-marnais aura croisé, et contribué, de près ou de loin, aux trois étapes cruciales de la vie amoureuse et artistique d’Auguste Rodin, et de ses fondamentaux : fidélité et endurance – Rose Beuret, génie créatif et pulsion de vie – Camille Claudel, apogée économique et retour de bâton – duchesse de Choiseul. Rose Beuret sera épousée quelques jours seulement avant sa mort, Camille Claudel sera internée de douleur durant 30 ans, la duchesse de Choiseul ne connaîtra nulle notoriété de mécène mais conservera ses plumes et bijoux. Rodin mourra seul, malade et démuni. Son fils Auguste Eugène Beuret aussi, à l’âge de 68 ans, après des années d’errance. Penseurs, pensons.

Elise Sylvestre

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