Marcher à coté de ses pompes ?
Notices philosophiques
Lorsqu’on dit d’une personne qu’elle marche à côté de ses pompes, on veut dire par là qu’elle est distraite, qu’elle ne fait pas attention à ce qu’elle fait ou qu’elle fait n’importe quoi. Il s’agit d’une expression imagée dont une figuration au premier degré nous montrerait un individu qui avance dans un sens, la tête en l’air et ses chaussures iraient sans doute, à côté de lui, peut-être dans un autre sens, à un autre rythme. Comment penser que ce sont les chaussures qui ont raison et non pas celui qui va là où cela lui chante ?
« Tu marches à côté de tes pompes » veut aussi dire que « tu ne veux pas voir la réalité en face ». La réalité est susceptible, elle n’aime pas qu’on se moque d’elle. Autant dire qu’il faut se résigner à suivre les obligations qu’elle impose pour éviter les ennuis… Pourtant, qui n’est pas tenté parfois de marcher à côté de ses pompes pour apprécier la vie ? Serait-ce la seule chance d’éprouver la liberté ?
Les pompes, vous vous donnez l’obligation de les attacher correctement pour ne pas vous prendre les pieds dans des tapis, elles deviennent une partie de votre corps et parfois, elles vous torturent, vous produisent des ampoules. C’est à vous de marcher avec, et non à elles de vous suivre. Sauf si vous êtes unijambiste, elles sont deux, vous, vous êtes seul, vous êtes minoritaire, perdant. Ce sont elles qui décident. C’est vous qui devait vous adapter à leur forme, à leur matière. Et si par hasard, elles sont fabriquées dans un atelier à l’autre bout du monde, par des petites mains d’enfants contraintes malgré elles au travail, vous contribuez à des injustices sociales insupportables, vous découvrez la réalité cachée de la monstruosité du système économique.
Lorsque vous achetez des nouvelles chaussures, ce sont elles qui vous achètent. Ce sont elles qui s’imposent à vous. Si l’homme heureux n’a pas de chemise, l’être humain libre marche de préférence à côté de ses pompes.
Est-ce alors nos propres pompes qui façonnent la réalité ? Par le pouvoir visible d’assujettissement qu’elle exerce, la réalité demeure prévisible, et nous cherchons alors, autant que nous le pouvons, à ruser avec elle pour la plier en partie à nos désirs. Mais le système économique, de plus en plus perfectionné en matière de prévision des comportements anticipe tous les jeux possibles – comme en atteste la sophistication croissante des arnaques qui révèlent les falsifications de la réalité. Devenue complètement virtuelle, la réalité s’est pour ainsi dire libérée de « ses propres pompes », elle se construit au rythme de ses simulations. Elle s’invente en multipliant les raisons de sa nécessité, en créant de l’obligation. Marcher à côté de ses pompes deviendra-t-elle une aventure périlleuse ?
Maria Claudia Galera et Henri-Pierre Jeudy