Affaire Dmitriev : le documentaire poignant de Jessica Gorter
Alors que les funérailles de l’opposant russe Alexeï Navalny ont eu lieu récemment, Jessica Gorter, réalisatrice néerlandaise, a présenté au festival du film documentaire de Riga (Lettonie) son film “L’affaire Dmitriev”, actuellement détenu en Russie. Ex-directeur de la médiathèque de Wassy aujourd’hui établi en Lettonie, notre ancien collaborateur Dany Robert a rencontré la documentariste. Et s’est entretenu avec elle pour nos lecteurs.
Tout débute par une balade en forêt. Un homme se promène avec sa fille et son chien au cœur d’une végétation verdoyante. Sauf qu’ils ne profitent pas de la nature : ils sont à la recherche de trous dans le sol qui pourraient renfermer des os humains datant de la période de la Grande Terreur de Staline des années 1937 et 1938, qui aurait fait plus de 750 000 morts, sans parler des plus de deux millions de personnes déportées au goulag.
Cet homme, c’est Youri Dmitriev. Depuis plus de 30 ans, dès la chute de l’Union soviétique, cet historien autodidacte parcourt les forêts de Carélie, dans le nord-ouest de la Russie, afin de retrouver les fosses communes qui rassemblent les corps des victimes. Il a pu consulter les archives du NKVD, le prédécesseur du KGB, afin de trouver des indices sur les lieux d’exécution. Il trouvera des milliers de corps sur les sites de Sandarmokh et Krasny Bor. Ses motivations sont d’abord de pouvoir identifier les victimes, de compiler leurs noms dans des recueils, mais aussi de leur donner une sépulture décente, où chaque famille peut se recueillir. Un mémorial a également été dressé sur le site, où des processions mémorielles pouvaient se tenir chaque année. Mais tout s’est arrêté en 2016, quand Youri est accusé de posséder des photos pédopornographiques de sa fille adoptive. Il est d’abord condamné à trois ans et demi de prison, puis à treize ans, lors de procès à huis clos où la défense affirme que l’accusation est fabriquée de toutes pièces.
Colonie pénitentiaire
Dans le même temps, l’ONG Mémorial, dont il fait partie et qui a reçu le prix Nobel de la paix en 2022, est attaquée de toute part dans les médias, avant d’être dissoute par la Cour suprême de Russie en 2021. Finalement, les experts nommés reconnaissent qu’il n’y a rien de pédopornographique dans les photos de sa fille et il est acquitté après moult péripéties judiciaires en avril 2018. La procureure de la ville de Petrozavodsk fera immédiatement appel et Youri sera au final condamné à quinze ans de prison dans une colonie pénitentiaire à régime strict, malgré la mobilisation d’écrivains, d’historiens, de prêtres et d’intellectuels. S’il est acquitté de pédopornographie, il est reconnu coupable d’agression sexuelle sur sa fille adoptive, à savoir d’avoir touché les sous-vêtements de sa fille pour voir s’ils étaient mouillés par l’urine. Dans le même temps, des fouilles officielles sont organisées sur le site de Sandarmokh et les conclusions de l’“historien” dépêché par le gouvernement sont que les fosses sont remplies de corps de soldats tués lors de la guerre russo-finlandaise (1939-1940), sans pour autant expliquer la présence de femmes ni les trous de balle à l’arrière des crânes.
Le documentaire de Jessica Gorter montre les faits de manière brute, poignante, sans jugement ni analyse, laissant à chaque spectateur le soin de se faire sa propre opinion. Il montre aussi combien il est difficile pour les historiens et la population russe de parler du dramatique passé des purges staliniennes sans passer, maintenant, pour un ennemi de la nation ou un agent de l’étranger.
Difficile au point de risquer sa vie ou de la finir en prison, comme lors des heures les plus tristes et les plus noires de l’Histoire russe.
Jessica Gorter : « Il paraît incassable »
jhm quotidien : Pourquoi avoir décidé de suivre le travail de Youri Dmitriev ?
Jessica Gorter : On m’avait parlé de lui et de Mémorial lorsque j’ai tourné “Red Soul”. J’ai pris connaissance de son travail sur les personnes disparues. Ça a immédiatement collé entre nous, nous avons parlé plus de deux heures la première fois. Dès le début il m’a bien expliqué que son travail était en lien avec ce qu’il se passe en Russie maintenant.
jhm quotidien : Avez-vous des nouvelles de lui ?
J. G. : Il est toujours détenu dans la République de Mordovie, sous régime strict. J’ai des nouvelles indirectes seulement. Il paraît incassable. Il écrit librement dans ses courriers et il dit clairement qu’il n’a pas peur de mourir. Et surtout, il ne veut pas être considéré comme une victime.
jhm quotidien : Pourquoi, selon vous, l’Etat russe combat si farouchement ce devoir de mémoire ?
J. G. : D’après moi cela se situe à plusieurs niveaux. Ils ne disent pas que les massacres de la Grande Terreur n’ont pas existé mais plutôt qu’il ne faut pas les relier avec ce qu’il se passe maintenant. Mais quand Poutine a inauguré le monument dédié aux victimes à Moscou, pas une fois il ne cite le nom de Staline. Pas une fois, il ne le remet en cause. Il me semble qu’ils ne veulent surtout pas que les gens fassent le lien avec le régime actuel et puissent le critiquer.
jhm quotidien : Quelles sont les conséquences de cette absence de travail de mémoire sur la société russe ?
J. G. : Si tu ne connais pas ton passé, tu n’as pas de futur. Et si tu ne connais pas tes racines familiales, l’Etat a la possibilité de prendre cette place dont chacun a besoin dans la vie. C’est une brillante manipulation.
jhm quotidien : Pourquoi avoir choisi la Russie pour plusieurs de vos films et quels sont vos projets futurs ?
J. G. : Au début des années 90, j’ai rencontré un Russe dans un bar à Amsterdam (Pays-Bas, Ndlr)et nous avons beaucoup parlé. J’avais beaucoup lu sur l’URSS et j’étais très curieuse, je voulais savoir. Tout un monde qu’on ne connaissait pas s’ouvrait et l’Histoire se déroulait devant nos yeux. Vingt-cinq ans après, je continue. Quant à mes projets, je travaille sur un film beaucoup plus personnel, sur quatre générations de femmes dans ma famille. Cela parlera de mes racines, de ces femmes qui m’ont influencée, même celles que je n’ai pas connues, tout en étant relié avec l’Histoire des femmes.