Nicolas Jenson : prince des typographes et comte palatin
Le Champenois Nicolas Jenson, natif de Sommevoire (vers 1420 – vers 1480-1481) est qualifié à Venise de prince des typographes. Il y dirige une des plus importantes imprimeries d’Europe : contemporain de Gutenberg, il développe l’industrie du livre qui remplace les manuscrits sur parchemins.
Nicolas Jenson naît à Sommevoire, près de Montier-en-Der, dans une famille aisée qui lui permet d’étudier le latin et l’art de la gravure. Selon son testament rédigé le 7 septembre 1480 en la puissante République sérénissime de Venise, il est le fils de Jacques Jenson, inhumé dans l’église Saint-Pierre de Sommevoire, et de Jeannette, toujours vivante en 1480, ainsi d’ailleurs que son frère Albert qu’il désigne comme son légataire. Le document révèle que Nicolas Jenson est le père de quatre enfants naturels mineurs : trois filles et un garçon.
Missionné à Mayence par Charles VII
En 1436, le roi de France Charles VII (1403-1461), qui a été sacré à Reims en 1429 grâce à Jeanne d’Arc et ses compagnons, reprend Paris aux Anglais. Il y rétablit la frappe des monnaies françaises sous l’égide du Général des Monnaies, Jacques Cœur, qui emploie Nicolas Jenson avec lequel il se lie d’amitié. Banquier et armateur, Jacques Cœur est le Grand argentier du royaume de France. Devenu un de ses meilleurs graveurs, Nicolas Jenson quitte Paris en 1453, année où la guerre de Cent Ans s’achève, suite à la disgrâce subite de Jacques Cœur. Or, l’atelier royal des monnaies de Tours, où est frappée la livre tournois, l’accueille en le nommant maître-graveur. En 1457, Charles VII s’émerveille de la qualité d’un incunable (livre imprimé au XVe siècle) parvenu à Paris : il s’agit d’un recueil de psaumes, un psautier en caractères gothiques qui a été imprimé à Mayence. Le roi charge Nicolas Jenson d’en découvrir la technique et de l’introduire dans la capitale. Le graveur part pour Mayence le 3 octobre 1458, dans le Saint-Empire romain germanique, ville où Johannes Gutenberg (vers 1400-1468) a inventé en 1453 l’imprimerie en caractères mobiles. Il semble que Nicolas Jenson demeure employé quatre ans dans l’atelier de Johannes Fust et de Peter Schoeffer (premier associé de Gutenberg), lieu où a été produit le psautier de 1457.
Maître-imprimeur à Venise
Le nouvel imprimeur ne rentre pas en France car Charles VII meurt en 1461, et avec lui le Moyen Âge. Nicolas Jenson en profite pour prendre son indépendance à la suite de troubles survenus à Mayence en 1462 : les troupes de l’archevêque Adolphe II de Nassau saccagent la ville dans la nuit du 28 octobre, dans le cadre d’un conflit ecclésiastique. Au cours des années suivantes, Nicolas Jenson aurait transité par des ateliers typographiques de Cologne, Rome, puis Venise alors en pleine Renaissance. Il s’y installe comme maître-imprimeur en 1470 à la suite de la mort de son collègue allemand Jean de Spire. Son premier ouvrage, en typographie romaine, est une édition en latin d’une œuvre de l’évêque Eusèbe de Césarée (vers 265-vers 340). En 1471, il crée un caractère grec utilisé dans les citations, tandis qu’il en conçoit un autre en 1473, gothique cette fois, pour ses éditions de médecine et ses ouvrages juridiques ou liturgiques. Il développe l’alphabet romain aux caractères droits, puis crée une société commerciale à son nom en s’associant avec deux banquiers de Francfort. Ils lui apportent un soutien financier ainsi qu’un débouché commercial vers l’Allemagne. Le maître-imprimeur, qui fournit les plus fameuses universités italiennes, reçoit le titre honorifique de comte palatin du pape Sixte IV en 1475. Il imprime pour l’ensemble des marchés : ouvrages classiques grecs et latins, humanisme, théologie, liturgie, médecine, droit civil et canonique, livres d’heures. S’il édite surtout en latin, il publie quelques œuvres en italien : son édition latine de l’Histoire naturelle de Pline, en 1472, est suivie en 1476 d’une traduction italienne commandée par des Florentins. Le 29 mai 1480, un contrat notarié officialise la création d’une importante société commerciale typographique : “La Compagnia” dont le capital est estimé entre 7 000 et 10 000 ducats. Elle réunit pour cinq ans Nicolas Jenson et son homologue de Venise, Joannes de Colonia, qui impriment à eux deux près de la moitié de la production vénitienne. Mais ses associés meurent quasi-simultanément fin 1480 ou début 1481. Le fonds de l’imprimerie de Nicolas Jenson est alors acquis par l’un des plus fameux éditeurs vénitiens, Andrea Torresano, beau-père d’Alde Manuce qui est un célèbre imprimeur-libraire humaniste spécialisé dans l’hellénisme.
L’ultime hommage
L’historien britannique Martin Lowry (1940-2002), auteur du “Monde d’Alde Manuce” (imprimeurs, hommes d’affaires et intellectuels dans la Venise de la Renaissance), écrit : « Si Gutenberg a découvert la typographie, Nicolas Jenson et Jean de Cologne ont tout fait pour passer d’un secret commercial jalousement gardé à un outil de communication de masse ».
De notre correspondant Patrick Quercy