La photo : une cage pour la mémoire ?
Prenons un peu de hauteur avec le philosophe et sociologue haut-marnais Henri-Pierre Jeudy. Il s’est penché cette semaine sur la question complexe de la mémoire et de la photo.
Autrefois, un appareil photographique était équipé d’un retardateur permettant à celui ou celle qui photographiait la famille devant la maison de prendre le temps d’aller la rejoindre pour être avec les autres sur le cliché. Désormais, le selfie permet de rendre rapide et automatique la présence de celui ou celle qui capte l’image. Pareille instantanéité met, bien entendu, toute situation, tout paysage territorial également, en état de reproduction photographique perpétuelle. Avec son air rétro, la carte postale devient alors un objet rare et désuet, telle une image d’un autre temps.
Quel sens peut avoir la photographie du territoire où nous vivons ? Qu’il s’agisse d’une passion pour telle ou telle catégorie d’humains ou de non humains, ou de celle des faits divers qui surprennent, ou de celle des fêtes communales, on comprendra que l’intérêt porte sur la “prise d’image” inattendue. Même s’il peut devenir obsessionnel, l’acte de photographier demeure événementiel. Il se réalise au temps présent, et son immédiateté ne l’empêche nullement de capter toutes les traces du passé, celles qui témoignent d’un autre temps.
La photographie est un mode de relation avec l’absence et la mort : elle rend présent ce qui n’est plus là, elle fige pour toujours le paysage, ou le visage, quand il s’agit d’un portrait, ou encore tout ce qui nous entoure. Rappelons-nous une image de bande dessinée bien connue : un photographe avec sa “boîte noire” montée sur un trépied s’apprête à faire le déclic, mais dans l’appareil, il y a un pistolet. L’arrêt sur image est-il un arrêt de mort ou un geste d’immortalisation ? La photographie nous offrirait l’illusion d’éterniser le souvenir… Quand on regarde le portrait d’une ou de plusieurs personnes sur un territoire, on revoit tout ce qui n’est plus là, tout ce qui est mort. Pareils retours de mémoire ne sont rendus possibles que par l’arrêt sur image qu’a opéré la photographie.
Arrêt sur image
Comment croire que celle-ci préserve “un reflet de la vie” ? L’arrêt sur image représente une épaisseur du temps. Si je regarde la photographie d’un lieu que je connais, bien des années après qu’elle fut prise, je reverrai le lieu tel qu’il a été. Le passé se reconstituera de lui-même, l’image provoquera ma mémoire. La photographie est un stimulateur de la mémoire. Et les jeux d’associations d’images que nous ne contrôlons pas toujours nous entraînent dans l’immédiateté même de la perception à une vision kaléidoscopique du monde.
Qui n’est pas tenté de photographier ce qu’il voit ? Cette captation des images de ce qui nous entoure répond bien à un désir d’appropriation discrète du territoire et de la vie. Est-ce une manière de voir les choses et les êtres comme s’ils étaient “dans un tableau” ?
Henri-Pierre Jeudy