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Les notes philosophiques : le monde des autres

(Photographie Charles Paulicevich).

Le désir de créer quand il devient une passion quotidienne n’est pas assujetti à la fonction de l’artiste. On peut se consacrer à un art sans avoir besoin de se représenter qu’on est un artiste. N’est-ce pas une pareille liberté de créer, de concevoir un monde imaginaire qui reste le propre de l’être humain ? Il existera toujours des êtres étranges qui ont l’air de consacrer leur vie à réaliser une « œuvre ». Ils n’ont pas la prétention d’être artiste, ils accepteraient seulement d’être nommés des « artistes de la vie ». La fulgurance de leur passion, ils la vivent comme un « autre monde », celui de leur imagination qui les autorise à inventer d’autres représentations de la réalité.

J’ai rencontré un homme à Ambonville qui construit une grotte sous la terre et un mur d’enceinte médiéval au-dessus, dans un champ qui s’étend à perte de vue. Ni la grotte ni le mur ne semblent avoir de fin, le creusement et la construction ne cesseront qu’avec sa mort, il est joyeusement décidé à aller jusqu’au « bout de la fin ». Vivant dans un chantier permanent, il conçoit ainsi le monde, comme une ouverture dont la clôture ne se fermera jamais. Le mur, haut de quelques mètres, ne sépare pas deux mondes comme celui de Berlin autrefois, il évoque avec ses tourelles un Moyen Age éternel sur ce territoire en déshérence. Son acharnement à le bâtir ne l’épuise pas, son sourire reflète tous les espoirs de la jeunesse alors qu’il a déjà un âge certain, rien, absolument rien, ne viendrait le convaincre de s’arrêter. il aime exposer aux autres ses réflexions techniques, ses préoccupations concernant les relations qu’il entretient avec l’environnement et plus particulièrement avec les animaux. Même s’il est insensé, le rêve de reconstruction du monde est l’illusion fondatrice du désir de créer.

J’ai rencontré aussi une femme qui accumulait les poupées à tel point qu’elle n’avait plus de place pour elle-même dans sa demeure. Et puis un homme qui avait composé en fer forgé « un penseur de Rodin » assis sur un siège sanitaire vacuum… 

Ce qui caractérise de tels personnages, c’est leur goût pour ce qui n’a pas de fonction. Le seul but possible, c’est le but lui-même qui s’effondre avec la mort. Et le plus beau paradoxe qu’ils offrent au regard des autres, c’est l’intensité d’une vie qui se dispense de toute finalité… Demeure « la seule joie d’accomplir une œuvre jusqu’au dernier moment ».

N’est-ce pas un territoire d’abandon qui révèle toute la puissance de création de l’être humain ? L’absurdité du monde est alors inversée en pouvoir de le métamorphoser.

Henri-Pierre Jeudy

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