La leçon de monsieur Higelin
Plus de quarante ans après ses débuts, Jacques Higelin continue de livrer la pleine mesure de son indéniable talent. Album aux mille et une saveurs, “Coup de foudre” illustre la créativité et l’éternelle générosité d’un artiste vénéré par un public épris de poésie et de simplicité. Interview d’un virtuose de la scène.
JHM : Bonjour Thomas Bougueliane, je travaille pour le Journal de la Haute-Marne. Ravi de pouvoir vous avoir en ligne…
Jacques Higelin : «Thomas Bouglione ! J’aime beaucoup les arts du cirque !»
JHM : Bouglione, j’y ai eu droit toute mon enfance, dans la cour de l’école…
J. H. : «Les Bouglione sont des gens merveilleux. J’ai pu les rencontrer au Cirque d’hiver. Notre cirque à nous n’est pas toujours marrant !»
JHM : Je vous appelle depuis la Haute-Marne, un département reculé… Votre dernier album a été conçu loin du parc Montsouris et de Paname, en Alsace, dans la ferme de Rodolphe Burger. La nature est-elle indissociable du sentiment amoureux ?
J. H. : «Oh oui, bien sûr que oui ! La nature, on la trouve partout, même en regardant un arbre planté au milieu d’une ville. On tombe toujours sur une espace vert ! Je regarde toujours le ciel lorsque les humains sont trop dérangeants, trop bruyants, trop oppressants… Je regarde aussi les arbres. Des petits coins de verdure, un pot de fleurs sur un balcon ou une feuille me suffisent. J’aime la nature parce que vous comme moi, on en fait tous partie. Nous vivons sur une planète en danger. Je regarde la santé des arbres et cette vision suscite en moi une certaine inquiétude. Nous avons enregistré cet album à Sainte-Marie-Aux-Mines, dans une ancienne ferme qui appartenait au grand-père de Rodolphe Burger. Cet homme travaillait le bois. Une rivière permettait d’expédier les troncs vers la vallée. Le bois servait à la fabrication d’outils pour les mineurs. Nous n’avons pas enregistré cet album dans un studio. Nous avons travaillé dans un grenier planté sur les hauteurs, au pied des montagnes des Vosges. Cet endroit est sublime. L’oeil est comblé. Les oreilles aussi. On entend les chants des oiseaux et le brame du cerf les soirs de pleine lune. On entend également le bruit des tracteurs des agriculteurs. Ces bruits sont sympathiques ! J’ai également entendu le bruit des montures des cohortes de motards allemands qui défilaient le samedi et le dimanche.»
JHM : Vous avez plusieurs dizaines d’années de carrière derrière vous. Avez-vous l’impression d’être le vieux chêne trônant sur la place de Laneuvelle ?
J. H. : «Je ne suis pas aussi beau qu’un vieux chêne ! Les chênes sont admirables lorsqu’ils sont vieux, ils sont magnifiques, ils ne bougent pas, mais ils bougent quand même quand on les observe bien. Leurs racines se plongent dans la terre afin de chercher la nourriture dont ils ont besoin et ils élèvent leurs branches vers le ciel, ce qui est un bel exemple de communion entre l’infini et la terre. Je ne suis pas comme les chênes, je n’ai pas besoin d’admiration, j’ai certainement besoin d’attention, de tendresse et d’amour, comme tout le monde, pas plus, pas moins. J’aime la nature parce que j’aime la beauté du monde, la mer, la montagne, la terre… Je suis né en Seine-et-Marne ! Mais au fait, c’est où la Haute-Marne ?»
JHM : Vous avez joué en Haute-Marne à Leneuvelle, avec votre ami Allain Leprest. Sinon, la Haute-Marne, c’est Chaumont, Langres, Saint-Dizier et Colombey-les-deux-Eglises…
J. H. : «Ok, je me souviens… Je me rappelle très bien de Laneuvelle. La scène était plantée sur la place du village !»
JHM : Il y avait un vieux chêne, juste à côté…
J. H. : «Allain Lesprest était là ! Ce vieux chêne, je l’ai vu, forcément !»
JHM : Vos engagements ne font aucun mystère. Les citoyens sont confrontés à une société anxiogène. L’optimisme prend toujours le dessus dans vos textes. Le véritable rôle d’un artiste est-il d’offrir du bonheur à son public ?
J. H. : «Du bonheur, si le public n’en prenait pas, ce serait tragique. Si les artistes ne prenaient pas du plaisir à jouer, ce serait également tragique. Jouer, répéter, avancer, c’est avant tout du plaisir, un plaisir partagé par une équipe et un plaisir partagé avec le public. Nous sommes sept, parfois neuf sur scène, et nous nous entendons très bien. Notre plaisir est de partager ce bonheur avec les personnes qui viennent nous écouter. Plusieurs générations sont là ! Des enfants, des ados, leurs parents et grands-parents sont là et nous partageons notre bonheur. Le rôle des artistes n’est pas de décourager les gens. Si nous véhiculions une forme de désespoir, ils ne viendraient plus. Je ne voit pas pourquoi des spectateurs se déplaceraient pour voir un artiste qui les gonfle, qui n’est pas drôle et qui n’est pas généreux.»
JHM : Votre dernier album figure dans le Top 5 du Top 50. Des ados, des adultes et des seniors apprécient votre travail. Vos enfants expriment la propre mesure de leurs talents respectifs. Avez-vous l’impression d’avoir fait de votre vie un rêve ?
J. H. : «Je ne suis pas sur un nuage, je suis bien dans la vraie vie ! Je me sens bien avec mes enfants, ma famille, mes amis et les gens en général. J’ai de bons rapports avec la population, les gens ont le sourire quand ils me voient, sans doute parce que je j’ai pas la grosse tête et que je ne crois pas en la notoriété. J’ai le contact facile, je ne cherche pas la petite bête et je me comporte comme il faut. Sur scène, je ne me vois pas. Je vois ce que nous donnons moi et mes compagnons, je vois ce que nous partageons et je vois le bonheur que nous donnons au public et le bonheur que le public nous renvoie. C’est un bel échange, un véritable partage… Passer 2 h 30 ou 3 h avec une partie de la population, se sentir en osmose avec le public, est un véritable bonheur, c’est le mot. Avant d’entrer sur scène, nous sommes fébriles, nous avons le trac, une montée d’adrénaline nous pousse sur scène et lorsque nous sortons de scène, nous sommes en sueur, liquéfiés par la chaleur et le feu des projecteurs. Le public est dans le même état ! Dans les coulisses, nous nous embrassons, nous sommes heureux… Le public est composé de personnes aux âges, situations et destins très différents les uns des autres. Chacune de ces personnes pourrait m’apprendre un tas de choses. Le rôle des artistes est d’être au mieux de ce qu’ils peuvent donner et partager. J’ai de la chance de pouvoir faire ce que j’aime, j’en ai conscience ! J’ai également la chance d’avoir des enfants qui font ce qu’ils aiment, qui se sentent libres… Quand je vois Isia, Arthur et Ken, qui fait du théâtre, monte des spectacles et se met derrière la caméra, je les trouve marrants, géniaux et vivants ! Il serait très déplacé de dire que je suis malheureux ! Il y a des moments où je suis malheureux, comme tout le monde, quand je perds un ami ou quand je vois des gens maltraités ou quand je suis choqué ou heurté par certaines choses. Je ne suis pas un mec compliqué, je prends la vie comme elle est et j’essaie de la servir au mieux de ce que je peux faire.»
JHM : Vous évoquez la perte d’un ami. Pouvez-vous dire un petit mot ou de belles et longues phrases au sujet de Jacno. On nait toujours quelque part. Jacno est né en Haute-Marne…
J. H. : «J’étais à son enterrement, en Haute-Marne… Jacno, c’est un petit frère. Ça a été et c’est toujours douloureux… J’ai du mal à parler de Jacno au passé, il est toujours très vivant, très proche et ne plus pouvoir l’appeler ou le voir me manque terriblement. J’ai toujours son numéro de téléphone dans mon carnet, comme s’il était toujours là. Quelque part, il est toujours là, ils nous a laissé plein de belles chansons et de souvenirs merveilleux. C’est quelqu’un de très courageux. Ce qui lui est arrivé est très dur. Je l’ai vu plusieurs fois dans les derniers mois. A chaque fois que nous étions ensemble, malgré ses difficultés physiques, nous avons toujours trouvé le moyen de rire. Denis est quelqu’un d’une grande élégance, il ne s’est jamais plaint, il n’a jamais montré sa souffrance… Alain Bashung s’est comporté de la même manière. Jacno était un petit frère. Nous étions très proches. Je l’ai vu partir. Je n’ai pas trop envie d’en parler, il n’aurait pas aimé… Il n’aimait pas qu’on le plaigne et il ne s’est jamais plaint. C’est un être merveilleux, au même titre que Bashung qui était très pudique. Je pense également à Fred Chichin que j’aimais beaucoup. En l’espace de trois ans, beaucoup d’amis sont partis. Ça fait de la peine de ne plus les voir. Ces hommes étaient des artistes extraordinaires et des êtres humains merveilleux. Je n’ai jamais vu quelqu’un de merveilleux qui ai un talent merveilleux et qui soit prétentieux ! Ça n’existe pas chez les grands artistes. Quand je dis “grand”, ça ne veut pas dire que plein de petits artistes ne sont pas attachants. Ne plus pouvoir rencontrer, parler, boire un coup, manger un morceau ou déconner avec Jacno, Bashung ou Chichin est une véritable perte. Leurs rires, leurs beautés, la beauté de leurs âmes… C’est un manque, un manque irremplaçable. Ils sont toujours vivants pour chacune et chacun qui a eu le plaisir de les côtoyer. Ils continuent à vire à travers les personnes qui aiment ces artistes. Les amis proches de Denis vont reprendre ses chansons et enregistrer un album. Sa fille a eu la bonne idée de réunir les amis de son père et nous allons enregistrer un album. Aucun des trois artistes que je viens de citer ne s’est plaint. Ils ont tous été élégants devant la mort. Ce sont des génies et de bons génies. C’est la vie ! Nous sommes tous mortels. J’en aime d’autres qui sont toujours là ! Ceux qui sont partis, qui nous servent d’exemples, nous les gardons dans notre coeur et la vie continue. Ceux qui sont partis nous aident à ne pas nous compromettre, jamais…»
JHM : L’auteur de “Lettres d’un soldat de vingt ans” a t-il définitivement tiré un trait sur la littérature ?
J. H. : «J’écris beaucoup, par périodes… J’écris les paroles de mes chansons, elles font trente pages, mais il faut les ramener à une page ! L’écriture est indissociable de la musique. Je ne suis pas un écrivain, j’écris des chansons, la musique précède mes textes. La musique me donne des visions, je n’écris pas n’importe quoi, je suis très rigoureux avec les mots, je veux que mes textes soient bien, qu’ils soient en harmonie avec la musique. En dehors de ça, je lis beaucoup. Je suis très attentif à l’actualité littéraire, à tous les styles. J’aime les gens qui parlent vraiment, les gens dont le langage est chantant. Il faut qu’un livre soit bandant ! Quand j’ouvre un livre, je lis une page au hasard. Si le bouquin ne me plaît pas, je ne l’ouvre plus. Brigitte Fontaine écrit très bien, en plus d’être chanteuse. Elle vient de sortir un bouquin magnifique sur tout ce qui va mal sur la planète. Elle l’a fait avec une élégance et une imagination permettant de véritablement décrire les souffrances des petits, de ceux qui sont en difficulté. Ils ne sont pas petits pour ça, ils sont même grands !»
JHM : Avez-vous renoncé au cinéma ?
J. H. : «Je n’ai pas de problèmes d’acteur. J’ai été comédien, j’aimais bien le théâtre parce que je faisais face au public, en direct ! J’ai appris énormément de choses grâce au théâtre. Sur scène, je fais mon propre théâtre, ça me correspond bien parce que j’aime bien improviser. Etre un conteur me satisfait.»
JHM : Vous reprenez “Aujourd’hui la crise” dans votre dernier album. Rien n’a changé depuis 1976, il faut toujours un prétexte pour expliquer la misère. Que pensez-vous de l’état actuel du pays ?
J. H. : «J’en pense ce que nous voyons et entendons tous. Comme je n’ai pas d’amis milliardaires comme le président d’une partie de la France, je reçois beaucoup de confidences de citoyens. C’est très dur pour eux, vachement dur ! C’est toujours dur pour les petits qui n’ont pas provoqué la crise, mais que la crise provoque. Les crises sont provoquées par des puissances capitalistes, des puissances nationalistes et des multinationales dont j’ai l’impression qu’elles tiennent la planète sous leur joug. La crise est un bon moyen de virer plein de gens, de leur supprimer leur travail, leur moyen d’existence et je trouve ça cynique. Des phrases comme “Travailler plus pour gagner plus” sont d’un cynisme incroyable alors que des gens n’espèrent qu’une chose : travailler et vivre de leur travail. Quand on perd son boulot, on perd confiance en soi, on se sent rejeté et inutile. Toute civilisation se basant sur le rejet d’un énorme partie de l’unanimité, toute civilisation faisant des personnes des quémandeurs, des esclaves et des personnes dépendant des forces monétaires, je trouve ça dégueulasse. Je n’ai pas fini de me révolter contre ça. Je viens d’une famille très modeste qui avait du mal à boucler les fins de mois ou qui n’y arrivait pas. Je n’oublierais jamais ça. Je ne fréquente pas les gens qui ont des yachts et qui se foutent de la gueule du monde. Je suis toujours aussi solidaire de la population. Je suis à l’écoute et j’entends des choses merveilleuses. Je note notamment une très grande générosité. On s’en rend compte lors de catastrophes naturelles ou de vagues de licenciements. J’admire et respecte cette générosité. Ce devrait être une leçon pour les gens qui ont le pouvoir, qui ont pris le pouvoir et qui assoient leur pouvoir sur l’égoïsme forcené et les bénéfices disproportionnés tranchant avec la misère des peuples de la terre. Cette crise mondiale, je me demande à quel point elle n’est pas provoquée. Je me demande si cette crise ne permet pas aux puissants d’avoir encore plus de pouvoir. Les forces d’argent, les créanciers, les banquiers, les tradeurs s’en sortent bien, même plutôt mieux que bien ! Plutôt que de reverser les bénéfices et de laisser les gens travailler, ils ont l’air de trouver normal d’accumuler les gains et de donner des leçons à la population. Je suis atterré par ce cynisme et ça me met vraiment en colère. Dans ce contexte, les artistes se doivent de donner du bonheur aux spectateurs, ils le méritent !»
JHM : Quel projet vous tient désormais à coeur ? Quels talents aimeriez-vous développer ?
J. H. : «Continuer ! J’aimerais savoir bien faire tout un tas de chose, mais je n’ai pas un talent pour tout. J’aimerais savoir cuisiner, par exemple. Je sais cuisiner des plats très simples, mais je ne sais pas faire plaisir à toute une table. Ça me manque. C’est un bonheur, un don qu’on peut offrir, mais je ne suis pas doué pour ça. La cuisine est un art fabuleux. J’aimerais également être un bon sportif, mais je ne le suis pas. Je nage comme un fer à repasser, mais je nage, c’est déjà ça. J’aimerais également piloter des avions. Etre metteur en scène de cinéma m’aurait également beaucoup plu. Je me venge en écrivant des chansons qui ressemblent à des petits films. Un artiste n’est ce qu’il est et s’il arrive à bien faire ce qu’il fait, c’est déjà beaucoup. Une personne qui sait cultiver la terre que la vie lui a donné, ça m’impressionne. L’important est de partager quelque chose. Le public ne m’a jamais abandonné, il continue à me faire confiance et je suis heureux de le servir, de lui apporter du bonheur et de lui faire partager mon amour de la vie. Jouer à plusieurs, n’importe où, c’est ça le bonheur. Hier, j’ai chanté sur le trottoir, plein de gosses m’entouraient, c’était chouette. Je n’aime pas que des humains, qui ne sont d’ailleurs pas dignes de ce nom, nous amènent à penser que nous ne sommes rien sans eux. Nous pouvons vivre sans chef, sans patron, sans pape et sans instance suprême. Nous sommes capables de faire ce dont on a besoin pour vivre, ensemble, sans imposer des pouvoirs. “Le pouvoir corrompt et le pouvoir absolu corrompt absolument” disait Léo Ferré. Je suis tout à fait d’accord avec ça.»
JHM : Nul n’est éternel. Le temps passe… Quel rapport entretenez-vous avec la grande faucheuse ?
J. H. : «La vie comprend la mort… La mort est le berceau de la vie. Un arbre perd toutes ses feuilles et ces feuilles nourrissent la terre. Nous sommes tous mortels, c’est une réalité et tant mieux. Je prends la mort comme elle est. Je ne suis pas sûr de terminer dans un état qui mérite qu’on s’extasie. On espère tous de ne pas trop souffrir. Essayer de mourir dignement, ne pas trop se plaindre, ne pas faire subir ses souffrances à son entourage, rester aimable jusqu’à la fin, ce serait déjà bien. Je connais des personnes paralysées qui sont d’une générosité et d’une dignité admirables. Je correspond régulièrement avec un jeune garçon de vingt ans. Je lui porte une admiration absolue. Son corps l’a abandonné, mais pas son esprit. Quand nous nous voyons, il trouve toujours le moyen de rire. J’espère être digne de lui le jour où il m’arrivera un problème. Etre mortel donne du prix à la vie. Il faut apprécier les cadeaux que nous offre la vie. Si on ne demande pas plus à la vie que ce qu’elle peut nous donner, on peut prouver qu’on est un bon vivant. On espère avoir semé de bonnes graines pour nourrir ceux qu’on laisse derrière soi. En ce moment, je lis un livre de Jean Carmet, “Je suis le badaud de moi-même”. Ce livre est une formidable leçon de vie. Jean Carmet dit des choses formidables sur la terre, sur le vin, sur les autres, sur l’amour, sur les amis et sur la vie. Ce mec était formidable.»
JHM : Avez-vous connu Bernard Dimey ?
J. H. : «Oui ! Nous parlons d’hommes qui aimaient le vin. Dimey est un grand poète, un merveilleux poète. Je ne l’ai rencontré qu’une fois dans un petit café à Montmartre. Il était entouré de deux jolies filles au milieu d’une véritable faune. Ce mec m’a vraiment impressionné, il avait un regard magnifique ! J’ai tous ses recueils de poèmes à la maison. Allain Leprest et Loïc Lantoine sont également de grands poètes. Ces mecs sont plein de vie, de force, de fragilité et de grâce. La grâce, c’est ce que je souhaite à tout le monde.»