Les photographies d’Algérie d’un gars d’ici
Les petits-enfants de Bernard Voillequin ont exhumé 170 photographies prises par un appelé aux évidents talents de photographe. Accompagnés du témoignage de cet enfant de la Seconde Guerre mondiale, ces trésors sont dévoilés à l’occasion d’une exposition exceptionnelle présentée à Chatoillenot.
Si le projet est né, le nouveau siècle venu, de l’intérêt d’un petit-fils pour le passé de son grand-père (lire par ailleurs), cette exposition présentée, à Chatoillenot, dans la salle principale de l’ancienne école communale, a pour origine l’acquisition d’un appareil photographique en 1959. Treize ans avant la popularisation du révolutionnaire Polaroid SX-70, pareil équipement est assez rare. Bernard Voillequin n’a pas forcément les moyens. « Je travaillais à Is-en-Bassigny, je gagnais 6 000 francs par mois (600 nouveaux francs, l’équivalent de 91 €, Ndlr). Ma mère était Suisse, après avoir travaillé en coutellerie, un fromager également venu de Suisse m’a proposé un meilleur salaire, j’ai eu un peu plus d’argent. » Coût d’un appareil photographique ? « Trois mois de salaire ! » Un investissement loin d’être prioritaire. Oui, mais voilà, Bernard Voillequin est appelé à voyager. Place au service militaire. Direction Mourmelon. « J’ai acheté cet appareil avant de partir, pour garder des souvenirs. » Après quatorze mois dans la Marne, l’appelé est mobilisé dans le cadre du renforcement des troupes en Algérie, colonie française frappée par combats et attentats. L’Algérie… Française ? Indépendante ? Bernard Voillequin n’a pas d’avis précis sur le sujet. Le jeune homme se retrouve tout bonnement dans une situation similaire à des centaines de milliers d’appelés. « C’était la guerre, il fallait partir… »
La mer, le Haut-Marnais ne connaît pas. Cette mer qu’on voit danser, l’appelé la découvre dans des conditions particulières. « Nous sommes partis de Marseille pour Oran dans la cale d’un navire de marine marchande, nous étions entassés, beaucoup de mes camarades ont vomi pendant toute la traversée. » Arrivé à Oran, Bernard Voillequin prend la direction du Nord-Ouest de l’Algérie. Terminus à Aïn-Sefra. Le chauffeur d’engins militaires prendra ensuite la direction de Colomb-Béchar (devenue Béchar, Ndlr). Distante de 1 150 km d’Alger, cette ville située aux portes du Sahara est entourée de chaînes montagneuses. Un refuge pour de nombreux soldats et militants du Front de libération nationale (FLN). « La chaleur était étouffante, le djebel (mot français emprunté à l’arabe désignant une zone montagneuse, Ndlr), je ne connaissais pas, je conduisais des véhicules, nous devions régulièrement circuler dans des gorges, un secteur parfait pour les embuscades, j’ai eu la trouille, toutes les pistes étaient minées. »
Les gens du cru
Au fil de son périple, Bernard Voillequin multiplie les photographies. « J’ai pu en faire développer en Algérie et les envoyer en Haute-Marne, on a également pu m’envoyer des pellicules. » Le photographe amateur immortalise de rares moments de détente avec ses camarades. Le Haut-Marnais photographie également les véhicules qu’il est amené à conduire, des opérations de déminage, un départ en hélicoptère, mais son attention se porte aussi sur la population locale.
« J’ai photographié des villageois, je n’avais pas de haine envers eux, ces êtres humains ont été colonisés, des colons ont profité d’eux. » Au fil de ses rencontres, Bernard Voillequin photographie des gens du cru. « De pauvres gens, des enfants fouillaient des amas de détritus au milieu des ânes pour trouver de quoi manger. (…) On n’aurait jamais fait de mal à ces gens-là, il y avait bien sûr des têtes de con, comme chez nous… »
« Là pour sauver notre peau »
La guerre, c’est perdre des camarades. « L’un d’eux est mort accidentellement devant moi, il s’est tué en déchargeant une mitrailleuse. Une nuit de garde, nous avons cru à une attaque des fellagha (combattants partisans de l’Algérie indépendante, Ndlr), nous étions prêts à ouvrir le feu, en fait, il s’agissait de gars de la Légion, nous ne sommes pas passés loin d’un drame ». Les mois passent. Chaleur, conditions d’hygiène précaires, crainte des embuscades… Loin de Colomb-Béchar, Sartre et Camus se déchirent, un “quarteron” de généraux félons s’oppose à Charles de Gaulle, le sang coule à Alger, les heurts se multiplient également en métropole entre membres de l’Organisation armée secrète (OAS) et les militants du FLN… Bref, le sujet de l’Algérie française divise. Bernard Voillequin continue de prendre des photographies entre deux missions. « Nous, Algérie française ou non, on s’en fichait, nous étions surtout là pour sauver notre peau, nous ne savions pas grand-chose de ce qu’il se passait à Alger ou Paris, j’avais un petit transistor, j’arrivais parfois à avoir des informations, mais nous étions coupés du monde ».
L’œil du photographe
Le référendum sur l’autodétermination de l’Algérie se tient en France en janvier 1961, plus de 80 % des Haut-Marnais, près de 75 % des Français, se disent favorables au projet porté par Charles de Gaulle, le référendum sur l’indépendance de l’Algérie scellera les Accords d’Evian le 1er juillet 1962. Entre départ pour Mourmelon et mobilisation en Algérie, Bernard Voillequin a quitté la Haute-Marne depuis 28 mois. « C’était fini, chacun est rentré chez soi. L’Algérie, j’aurais aimé y retourner avec les copains, mais nous n’avons jamais pu. Je suis reparti avec un caméléon, arrivé en France, je me suis remis au travail. J’ai perdu de vue les copains avec qui j’étais en Algérie, on m’a remis deux médailles, je n’ai jamais souhaité les porter, quand il y a une cérémonie, j’y vais, mais je ne vis pas dans ce passé ».
Face à un climat, toujours pensant, à leur retour en France, beaucoup de soldats se sont tus, beaucoup ont préféré ne pas en parler de cette guerre qui n’était pas forcément la leur. La guerre d’Algérie demeure un sujet clivant. A l’occasion d’une exposition d’une évidente dimension artistique, Bernard Voillequin avait l’œil du photographe, non monsieur, l’appareil ne fait pas tout, petits et grands sont invités à partager les souvenirs d’Algérie d’un gars d’ici. Un homme heureux de l’engouement d’ores et déjà suscité par cette exposition enrichie d’une scénographie à la hauteur de surprenantes photographies.
Thomas Bougueliane
“L’Algérie de mon grand-père”, une exposition à découvrir, dans l’ancienne école de Chatoillenot, village rattaché à la commune de Val-d’Esnoms, les 14, 18, 19, 20, 21, 27, 28 et 29 mai, de 16 h à 19 h. Entrée libre et gratuite.
« Dans une boîte à chaussures, au grenier »
« Mon grand-père me parlait de la guerre d’Algérie de temps en temps, à l’âge de 15 ans, j’ai appris l’existence de ces photographies, elles étaient conservées au grenier, dans une boîte à chaussures, avec l’appareil photo de mon grand-père. Je ne me suis pas trop penché sur le sujet, j’avais peu de connaissances sur la Guerre d’Algérie, plus tard, je devais avoir 20 ans, mon grand-père, m’a fait quelques commentaires liés à certaines de ces photographies. Le déclic est intervenu en 2019, j’avais 26 ans, j’ai vu un documentaire, “Algérie, la guerre des appelés”, j’ai décidé de me lancer. »
Tristan Voillequin ne s’est pas contenté de répertorier une riche collection de photographies. Le projet de simple « album familial » a rapidement pris une toute autre dimension. « Au départ, quand j’échangeais avec mon grand-père sur ces photographies, je prenais des notes, face à la masse de souvenirs et d’anecdotes, j’ai décidé de multiplier les enregistrements », autant de témoignages sonores diffusés dans la salle de l’ancienne école de Chatoillenot.
Une scénographie soignée
Cette exposition a « une valeur familiale », « une valeur historique », mais également une réelle valeur artistique. « Les 170 photographies présentées renvoient à de nombreuses thématiques, mon grand-père utilisait des pellicules en douze poses, elles étaient rares, il ne fallait pas se louper, la qualité de ses photographies est surprenante pour l’amateur que mon grand-père était ».
Sœur de Tristan, Lucile Voillequin a apporté sa pierre en assurant une scénographie soignée. Des Unes de différents titres de presse et des objets d’inspiration algérienne sont notamment présentés dans les différents espaces d’exposition. L’appareil photographique de papy trône en bonne place. Riche, dense, cette exposition se veut simple, au noble du sens du terme, simple comme Bernard Voillequin.
« Je ne suis pas historien, je n’ai pas cette légitimité, ce travail est celui d’un passeur de mémoire. La Guerre d’Algérie est un sujet clivant, fidèles au témoignage de notre grand-père, nous avons pris le parti de ne pas prendre parti ! Comme le dit notre grand-père, il y a eu du bon et du mauvais des deux côtés, cette exposition présente un simple point de vue », souligne Tristan Voillequin. Cette exposition pourrait donner lieu à un autre projet. « J’aimerais pouvoir agrandir certaines de ces photographies et les présenter avec le témoignage de mon grand-père au sein d’un ouvrage ». Histoire d’immortaliser, encore un peu plus, les souvenirs d’Algérie d’un gars d’ici.