Loiseau qu’elle a en elle
Figure internationale d’une haute gastronomie élevée au rang de huitième art, Bernard Loiseau s’en est allé le 24 février 2003. Vingt ans plus tard, fidèle à l’engagement de sa mère, Bérangère Loiseau œuvre à la renommée et à l’essor d’un groupe attaché à ses racines bourguignonnes.
Vous aviez 13 ans lorsque votre père est décédé, quels souvenirs gardez-vous de cet homme si charismatique ?
Bérangère Loiseau : Nous avons eu une vie de famille assez particulière, mes parents étaient tout dévoués à leur œuvre, à leur restaurant, à Saulieu. A vrai dire, nous ne voyions pas beaucoup nos parents, mais les rares moments où nous étions avec eux étaient véritablement extraordinaires. Papa était auprès de nous comme il était dans les médias, avec cette joie de vivre extraordinaire, nous ressentions sa générosité, il nous prenait sur ses genoux, il nous demandait si tout se passait bien à l’école, nous partagions peu de moments, mais quand il était là, il était merveilleux. Le dimanche était un jour à part. Nous étions en pension toute la semaine, nous rentrions le vendredi soir, le samedi, c’était le branle-bas de combat au Relais, le restaurant était toujours complet. Le week-end était un temps important pour le restaurant, mais ma mère a obtenu de papa que nous déjeunions en famille le dimanche, dans une petite salle du Relais. Nous mangions quelque chose de très simple, un poulet avec des frites, papa veillait à faire plusieurs apparitions pendant le déjeuner. Nous gardons d’excellents souvenirs de ces moments. Le Relais fait partie de nos vies, les deux premières années, nous vivions dans une petite chambre au-dessus de la réception, la petite piaule que papa avait aménagée quand il est arrivé en 1974. J’ai appris à marcher au Relais sur les grandes dalles de Bourgogne et les tomettes des salons. Le Relais, c’est ma maison, véritablement ma maison.
Votre père était très populaire, adulé des médias, avez-vous rapidement compris qu’il s’agissait d’une personne à part ?
B. L. : Il suffisait de se promener avec dans la rue pour comprendre, les passants venaient lui demander des autographes, nous avons vite compris que nous n’avions pas un papa comme les autres. Pour que nous puissions mieux comprendre ce qu’il se passait, nos parents ont eu la bonne idée de nous faire partager leur quotidien. J’ai le souvenir assez ému d’être partie une journée entière à Paris avec mon père pour les enregistrements de ses émissions diffusées le dimanche sur RTL. Je devais avoir 8 ou 9 ans, nous sommes partis à 6 heures du matin, j’ai pu comprendre ce qu’il se passait. Papa travaillait sur une recette, maman la rédigeait, mon père enregistrait, des techniciens étaient présents, avoir pu assister à tout ça a permis de donner encore plus de sens à ce que mes parents pouvaient faire. J’adorais que mon père apprenne plein de choses aux gens, qu’il partage. Nos parents ont eu la bonne idée de nous faire toucher du doigt le métier. Nous n’avons pas été cantonnés à l’image renvoyée par les médias, nous étions avec nos parents même si nous étions rarement ensemble.
Le week-end, vous croisez des personnalités spécialement venues à Saulieu, ce petit village bourguignon où tout le monde se presse…
B. L. : Il y a une dimension assez surréaliste dans tout ça, c’était assez fou et ça continue ! C’est un grand écart, c’est l’histoire d’une petite entreprise familiale située dans une petite ville du Morvan qui réussit au point d’acquérir une notoriété mondiale. On parlait et on parle encore de Bernard Loiseau et de Saulieu dans le monde entier. C’était la destinée de cette auberge qui avait déjà eu des heures de gloire absolument incroyables avec Alexandre Dumaine, des années 1930 aux années 1960. Quelques années plus tard, l’histoire s’est répétée avec Bernard Loiseau. Ce lieu a une dimension particulière, une dimension supplémentaire. Deux chefs connus dans le monde entier à différentes époques ont travaillé dans ce lieu et fait de Saulieu un endroit connu dans le monde entier.
A la lecture du livre de Dominique, votre mère, “La revanche d’une femme”, paru aux éditions Laffon en 2021, on comprend à quel point cette aventure est celle d’un couple…
B. L. : Ma mère est arrivée dans la vie de mon père dans la deuxième moitié des années 1980, ma mère s’est définitivement installée à Saulieu en 1989, en 1990, elle se lançait avec mon père dans la construction de trois salles de restaurant. Les grandes périodes de travaux et de développement se sont faites avec elle, ma mère a donné une dimension hôtelière à la maison, elle est à l’origine de ce projet fou, ce spa ouvert en 2000. A cette époque, Bernard Loiseau était le seul chef trois étoiles à compter un spa dans son établissement. Ma mère a œuvré derrière mon père, elle savait très bien que l’homme charismatique tant aimé des Français était mon père, mais elle adorait l’accompagner, apporter sa pierre à ce rayonnement. Ma mère a compris dès le début qu’il ne s’agissait pas de l’histoire d’une seule personne, de l’histoire d’un cuisinier d’exception, il s’agissait du patrimoine français, des valeurs et des richesses de ce pays. Ma mère a donné une dimension internationale à la maison, elle a sillonné la planète pour la faire connaître. Ma mère a rédigé nos premiers communiqués de presse, elle a rédigé des brochures, elle a été un artisan essentiel du rayonnement de la maison. Ma mère a également donné beaucoup d’elle dans la création et l’aménagement de ce magnifique jardin, ce parc est devenu une pièce maîtresse de la maison. C’est une aventure à deux, papa avec quelque chose en plus, quelque chose de l’ordre du génie, maman avait très bien compris que c’était lui qu’il fallait mettre en avant.
On prend la pleine dimension de cet amour et de cet investissement au décès de votre père…
B. L. : Quand le drame a lieu, dans la nuit, elle décide de continuer, pour elle, c’était une évidence, cette maison était autant la sienne que celle de Bernard Loiseau. Ma mère s’est retrouvée dans la lumière, ce qu’elle ne recherchait pas, mais elle était déterminée à ce que l’aventure se poursuive.
Les chefs sont de véritables artistes, votre père aimait les artistes, il était plus particulièrement proche de Bernard Buffet, ces deux hommes étaient de la même trempe…
B. L. : C’est une sorte de communion des esprits, quelque chose qui ne s’explique pas, une forme de coup de foudre. Ils se comprenaient, c’était comme ça… Bernard Buffet considérait la gastronomie comme un art, il y avait beaucoup de ponts entre ses toiles et la cuisine très épurée de mon père. Un lien très fort, très profond, s’est créé entre ces deux hommes. Au décès de Bernard Buffet, qui s’est suicidé, lui aussi, Annabel Buffet a surprotégé mon père, elle était à Saulieu très régulièrement, elle demandait régulièrement à ma mère des nouvelles de Bernard, elle conseillait à mon père de couper un peu. Elle avait peut-être perçu une fragilité, cette fragilité que pouvait également avoir Bernard Buffet. Mon père ne lisait pas, il a lu un seul et unique livre, un ouvrage écrit par Annabel Buffet suite au décès de son mari. Comme ma mère a pu me le raconter, mon père s’est installé dans la chambre, il a ouvert ce livre et l’a lu d’une traite, à haute voix.
Au décès de votre père, votre mère décide de poursuivre l’aventure. De votre côté, comme votre sœur et votre frère, vous poursuivez vos études. Avez-vous rapidement eu l’envie d’apporter votre pierre à cette entreprise familiale ?
B. L. : M’impliquer est très rapidement devenu évident, dès 14 ou 15 ans, j’ai accompagné ma mère dans de nombreux déplacements professionnels et je me suis totalement prise au jeu, j’ai compris que dans ce métier, il fallait être au service des autres. J’en suis arrivée à représenter seule la maison à certaines occasions. Il fallait que j’apporte quelque chose à cette maison, faire une école hôtelière était intéressant, mais je connaissais déjà bien le secteur, j’ai donc décidé de m’orienter vers d’autres activités afin d’apporter un œil différent, d’apporter quelque chose de différent à la maison. J’ai fait une prépa Sciences Po, une école de commerce, je me suis intéressée à la finance, j’ai travaillé à New-York dans une agence de publicité… Je ne voulais pas être bornée dans les codes de la profession, je voulais surtout me sentir utile. L’œuvre était déjà tellement aboutie… Comment lui apporter quelque chose, quelque chose de différent ? Ma sœur Blanche, maman et moi avons toujours su qu’elle deviendrait cuisinier, dès ses 5 ans, moi, c’était différent. Blanche s’est très vite mise à cuisiner, elle a voulu dès la 3e passer son CAP, maman a fait en sorte qu’elle passe un baccalauréat littéraire, son bac en poche, Blanche a tout de suite intégré l’Institut Paul-Bocuse où elle a passé son Master avant de travailler dans les plus grands restaurants du monde, chez les frères Roca à Gérone, en Norvège ou au Japon. Nos approches ont été différentes mais elles sont complémentaires.
Bastien, votre frère, est également investi…
B. L. : Oui, il vit à Paris avec sa compagne, mais il est administrateur du groupe, il suit de près la vie de la maison, il est très investi dans la stratégie et l’évolution de l’entreprise. Bastien a fait l’école hôtelière de Lausanne, il connaît le métier !
Travailler en famille, est-ce toujours facile ?
B. L. : Non, ce n’est pas toujours facile, il est surtout très difficile de couper, mais c’est comme tout, il y a des avantages et des inconvénients. Les choses vont très vite, nous allons tous dans la même direction, ça fuse, les décisions sont prises rapidement, cette proximité familiale nous donne une agilité extraordinaire.
Votre réussite tient en votre engagement mais également en un homme, Patrick Bertron, ce chef est resté fidèle à l’œuvre et l’héritage de votre père…
B. L. : Le soir du drame, maman a réuni ses directeurs pour leur dire qu’elle continuait, certains se sont retirés, Patrick a répondu qu’il était là, qu’il voulait continuer. La ligne culinaire n’a pas été rompue, Patrick avait travaillé pendant 20 ans avec Bernard Loiseau, il a conçu avec lui des recettes mythiques, les Jambonnettes de grenouilles et beaucoup d’autres. Nous lui devons énormément. Patrick est si ému de voir Blanche en cuisine. Pour lui, la boucle est bouclée, il est arrivé au bout de sa mission, Patrick a passé 40 ans à la maison et il veille à former Louis-Philippe Vigilant que nous avons sollicité afin de prendre la suite de Patrick à Saulieu.
Le groupe Bernard Loiseau est connu à l’échelle internationale, mais vous avez décidé d’asseoir votre développement sur vos terres, en Bourgogne, puis en Bourgogne – Franche-Comté…
B. L. : Cette stratégie a été confortée en 2021. La première étape visait à peaufiner notre ancrage, de recruter de jeunes talents, de rénover le Relais tout en développant, à Besançon, le concept de bistrot chic que nous avons lancé à Beaune. Ma mère avait visité le site de Besançon en 2019, juste avant le Covid, en 2021, je me suis souvenue de cette visite et nous avons repris contact. Nous installer à Besançon après Dijon et Beaune fait vraiment sens, ça renvoie à notre ADN, mais notre objectif est également de développer ce concept de bistrot chic dans d’autres grandes villes de province. La France compte de grandes villes économiquement dynamiques, ces villes ont chacune une culture, une architecture, un terroir, c’est ce que nous avons envie de célébrer. La Franche-Comté est voisine de la Bourgogne, ces deux régions ne font désormais qu’une, nous pouvons voir dans cette ouverture à Besançon un trait d’union entre la Bourgogne et la Franche-Comté. La notion d’ancrage est essentielle dans notre réflexion, nous avons ainsi décidé d’acquérir, à Saulieu, l’hôtel de la Tour d’Auxois, avec 35 chambres en classement trois étoiles, deux crans en dessous du Relais Bernard Loiseau, nous pourrons ainsi proposer des chambres à partir de 110 euros. Etre accessible au plus grand nombre est important, cette volonté s’inscrit dans le cadre de notre concept de bistrot chic. La Tour d’Auxois fait face au Relais, cet investissement démontre que le cœur du groupe est à Saulieu. Tout part de Saulieu !
Hommage va être rendu à votre père à Saulieu, forcément, à Sao Paulo, à Tokyo… Et à Dijon où différentes manifestations seront accessibles à petits et grands à la Cité internationale de la Gastronomie et du Vin…
B. L. : Il y en aura pour le monde, pour tous les goûts et tous les budgets afin de remercier Bernard Loiseau pour tout ce qu’il a pu nous léguer. Nous avons voulu organiser une semaine comprenant un maximum d’ingrédients, il y aura des classes de maîtres, des ateliers destinés aux enfants, des conférences, la projection d’un film, un dîner de gala… Débuter cette commémoration à Dijon participe à notre ancrage en Bourgogne. Tout part de Saulieu, tout part de la Bourgogne.
Guy Savoy va notamment s’associer à cette commémoration…
B. L. : Oui, il nous fait cet honneur ! Trois dîners d’exception seront organisés à Saulieu, nos clients retrouveront Guy Savoy, puis Mauro Colagreco, un des meilleurs chefs au monde, en octobre, un ancien de chez nous qui a été marqué par son passage à Saulieu et puis bien sûr les maisons Bocuse et Troisgros. Tout a commencé chez Troisgros pour Bernard Loiseau, Bocuse a été un mentor pour mon père.
Vingt ans après sa disparition, Bernard Loiseau est toujours omniprésent…
B. L. : C’est fou… Et très touchant. Honnêtement, je ne m’attendais pas à un tel engouement, un tel engouement médiatique, mais également un tel engouement de nos clients. Le menu “Hommage à Bernard Loiseau” est en cours de finalisation mais nous recevons déjà de très nombreuses demandes. Chaque dimanche, sur nos différents réseaux sociaux, nous publions des archives inédites. J’ai publié dernièrement une vidéo qui a fait 50 000 vues en deux jours. Je lis les commentaires, des personnes partagent leurs souvenirs de Saulieu, leurs souvenirs de papa. Cet engouement est impressionnant, ça renvoie au génie et à la popularité de papa. Ça veut bien dire qu’il n’y avait qu’un seul Bernard Loiseau et qu’il est encore le seul à porter certaines valeurs, les valeurs qu’il aimait partager avec ses clients mais également à la radio ou à la télévision, auprès du plus grand nombre.
Propos recueillis par Thomas Bougueliane
Vous retrouverez le programme des nombreuses manifestations organisées, à Dijon, notamment, dans le cadre de la commémoration des 20 ans de la mort de Bernard Loiseau dans votre Rendez-vous gastronomie du jeudi 16 février.