Nicole Ténart : une Ch’ti intensément haut-marnaise depuis 1961
Originale, fort caractère, indépendante, opiniâtre, audacieuse, infatigable, mais aussi rebelle, avide de justice et résiliente. Nicole Ténart est tout cela à la fois. Tout droit venue de son nord natal à 20 ans pour s’installer à Saint-Dizier, elle n’a plus jamais quitté la ville.
Nicole est née un matin de novembre 1941 à Maubeuge et son caractère s’affirme très vite. Dès sa plus tendre enfance, elle a des idées singulières qui font dire à son paternel : « Elle a son araignée avec les pattes à l’envers ». Il est vrai qu’elle se comporte de manière peu conventionnelle, bien éloignée de l’attitude d’une petite-fille modèle et s’attire les foudres maternelles. Elle explique : « Maman est arrivée en France à l’âge de 8 ans, elle a fait son éducation avec les films. Elle avait donc une idée faussée de la réalité et un grand souci des convenances. »
Nicole n’aime pas qu’on lui impose des évidences
Nicole n’aime pas qu’on lui impose ce que les adultes considèrent comme une évidence. Mettre des bottes pour aller au jardin ? C’est bien plus amusant pieds nus ! Un jour neigeux de Toussaint, elle a décidé qu’il faisait beau, a revêtu sa robe à fleurs et s’est coiffée d’un chapeau de paille ! Les robes confectionnées par la couturière ? Que nenni ! Nicole avoue en riant : « Si j’avais décidé de ne pas porter une robe, comme pour le baptême de mon frère, ça pouvait être la guerre avec maman pendant trois jours ! ». Pourquoi mettre la tenue du dimanche uniquement le dimanche ?
Nicole confie : « J’étais d’autant plus en conflit avec elle que mon frère, lui, prenait soin de son apparence. On l’habillait le dimanche matin et le soir ses habits étaient intacts alors que ma robe était tachée, peut-être parce que j’avais voulu faire de la peinture ! »
« Je ruais dans les brancards »
La vie n’était pas plus simple à l’école. Elle raconte : « Je ruais dans les brancards si on exigeait quelque chose que je ne voulais pas faire mais j’acceptais les punitions. Un jour, j’ai mis un coup de pied dans les jambes de la maîtresse, on m’a demandé de m’excuser. J’ai refusé, considérant qu’elle l’avait mérité car elle m’avait punie : je m’étais juste défendue, ce n’était pas moi qui avais commencé la bagarre ! Malgré tout, j’ai été exclue de la classe. »
Et de continuer : « A la maison, aucune réprimande n’aurait pu m’empêcher de faire des bêtises. On me demandait d’aller à confesse, mais je n’en voyais pas l’utilité puisque de toute façon, j’allais recommencer et je ne craignais pas le prêtre. » La naissance de son frère est un non-évènement, « il n’avait pas de cheveux, il bougeait peu, je suis bien vite retournée à mes occupations habituelles, c’est-à-dire tirer la queue des poules, courir avec Dianette le berger allemand et converser avec les voisins. »
Ses parents avaient peu d’emprise sur elle et la considérait comme une enfant difficile. Son grand-père au contraire disait d’elle « elle a du caractère ! ». Elle le suivait des heures entières dans la forge familiale, l’observant manipuler de grosses pièces métalliques qu’il sortait rougeoyantes du four avec un palan et amenait sous un gros pilon, les tournant avec dextérité pour leur donner la forme voulue avec l’aide d’un apprenti. Les Forges de la Flamenne, situées Sous le Bois dans les faubourgs de Maubeuge, fournissaient ainsi du travail à façon aux usines sidérurgiques.
Souvenirs d’enfance
Le grand-père n’avait pas son pareil pour préparer le petit-déjeuner de Nicole, d’immenses tartines couvertes de fromage blanc “graissé” sur le coin du fourneau. Pour faire bonne mesure, il y ajoutait un soupçon de beurre salé puis il les enfournait, agrémentant le tout en hiver d’une pointe d’ail pour tuer les microbes. La grand-mère disposait d’un remède imparable pour soigner les rhumes : elle plongeait jusqu’à ébullition dans un demi-verre de bière le tisonnier préalablement rougi. Nicole buvait le breuvage et se couchait sous l’édredon de plumes. Quelques heures et sudations plus tard, le mal était parti.
Nicole égrène avec plaisir les souvenirs de son enfance. La grand-mère toujours souriante qui dessinait des bonshommes dans la purée. La poule qu’on trempait dans l’eau chaude pour la plumer et qu’il fallait vider « tout le monde faisait la grimace, pour moi c’était un régal ; on plongeait les doigts pour retirer le foie, le gésier et le chapelet d’œufs que ma grand-mère perçait et que je dégustais avec du sucre car, disait-elle, le jaune d’œuf c’est la santé. » Les doryphores ramassés sur les feuilles de pommes de terre.
Les sangsues de la Flamenne, les moustaches de grand-père, le ciel tout illuminé par les fusées allemandes…
Les cocottes mijotant sur la cuisinière au coin de laquelle doucissait la cafetière, les tartes dorant au four. La jarre recueillant les œufs sur lesquels on versait du silicate de soude liquide pour les conserver. Le trou du jardin bouché d’un couvercle de lessiveuse où étaient stockées les carottes recouvertes de paille. Les fruits qu’on mettait en bouteilles. La Flamenne, ruisseau bordant la propriété familiale dont on extrayait les sangsues, remède universel. Les moustaches impeccables du grand-père tenues en forme par des bigoudis.
Le soupçon de vin qu’il ajoutait dans sa soupe quand la grand-mère avait le dos tourné. La Caroline aux sièges de cuir rouge, Citroën dans laquelle il l’emmenait se promener. Le patois qu’il lui enseignait, pourtant strictement interdit à la maison. La grande fosse recouverte de tôles qui servait de refuge à la famille et aux voisins lors des bombardements. Le ciel tout illuminé observé dans les bras de son père, quand les Allemands lançaient des fusées éclairantes pour distinguer l’objectif à bombarder.
« J’ai découvert la pâte brisée ou sablée en arrivant ici »
Dès l’adolescence, le feu sacré de la cuisine brûle dans l’esprit de Nicole. A l’âge où les filles se pâment devant les vitrines de vêtements, elle s’intéresse à la devanture du charcutier ou du boulanger, munie d’un carnet dans lequel elle dessine la divine galantine ou la brioche dorée à point.
Son premier amoureux présente un intérêt majeur : son père est pâtissier. « J’allais très souvent l’observer, je lui posais mille questions et, rentrée à la maison, je reproduisais ce que je l’avais vu faire. J’ai su très tôt confectionner les fruits déguisés, qui devenaient croquants après trempage dans un sirop. Dans le Nord, on ne connaissait que la pâte levée, j’ai découvert la pâte brisée ou sablée en arrivant ici. »
Elle pense cuisine, elle vit cuisine et elle apprend, sans fréquenter les grandes écoles comme on pourrait le faire aujourd’hui. C’est d’abord sa grand-mère qui lui montre la “popotte maison”, puis la cuisinière requise par sa mère lors des repas de famille, « elle me laissait tout goûter et m’apprenait ses tours de main. J’avais déjà le souci de la perfection, il fallait que ce soit bon et joli. A une simple tranche de saucisson, j’ajoutais un morceau de beurre et un cornichon pour donner des couleurs à l’assiette. »
« La vraie cuisine, je l’ai apprise toute seule, usant des kilos de farine ou une multitude de légumes. Je me suis entraînée à réaliser des plats élaborés avec un gros Larousse rédigé par de grands cuisiniers dont je ne comprenais parfois pas les termes et avec le livre de Ginette Mathiot. »
« Pourquoi pas un restaurant ? »
A l’entrée au collège, ses visites s’espacent faute de temps et ses grands-parents décèdent quand Nicole a 13 ans. C’est un véritable drame, seuls restent les souvenirs fabuleux. Les années d’adolescence s’égrènent. Nicole entre à l’Ecole Pratique et obtient un BEP de secrétariat et comptabilité. Son père était employé par une entreprise parisienne qui importait du charbon de Russie et de Pologne, en vrac sur des wagons entiers.
Il était directeur d’agence et avait créé parallèlement une entreprise d’ensachage. Pendant 2 ans, Nicole collabore avec lui et revend aux bougnats (marchands de charbon) l’anthracite, la gaillette ou les boulets, parlant le patois subrepticement appris par son grand-père.
En 1961, la vie de Nicole change radicalement. Elle épouse un artisan et vient s’installer à Saint-Dizier où ils créent une entreprise de carrelage. Les plans, les métrés n’ont plus de secret pour elle qui établit les devis à tours de bras. Nicole approvisionne les chantiers, portant des sacs de ciment de 50 kg pour faire gagner du temps à son carreleur de mari, essuyant les quolibets des machos du bâtiment “une femme sur un chantier”.
En 1973, Nicole se retrouve seule pour élever ses trois enfants, Sylvie, Frédéric et Sophie. Elle travaille alors en free-lance, réalisant des offres de prix pour diverses entreprises ce qui nécessite des déplacements continuels et par tous les temps. Victime d’un grave accident de voiture, elle décide de travailler dans sa maison de la rue François-1er qui verra ainsi naître le restaurant éponyme.
« J’hésitais », dit-elle, « entre créer un cabinet d’assurance ou une agence matrimoniale lorsque, au cours d’une visite, un proche m’a suggéré : pourquoi pas un restaurant ? Après son départ, j’ai tiré des plans sur la comète, j’allais devoir utiliser la salle à manger, le couloir, le bureau ! J’ai passé la soirée à mesurer la largeur des portes, les dimensions des tables. Je ne voulais pas une gargote mais un restaurant chic, haut de gamme, comme ceux où mon père nous avait amenés quelquefois. »
Si la cuisine ne lui pose aucun problème, elle ignore tout du service. Elle s’inscrit alors au lycée hôtelier Saint-Exupéry et, au bout d’un an, comme Laurent Petit, obtient un CAP « comme les jeunes ! En outre, j’étais passionnée d’œnologie, l’examinateur m’avait octroyé la note de 19,5/20. Je tenais ça de mon père qui mettait du vin en bouteilles, moi je collais les étiquettes. »
Elle visite des caves, recherche les petits producteurs dont les vignes se situent à côté des grands châteaux. Nicole explique : « Je pouvais mettre des heures à composer la carte des vins et inscrire un Clos Vougeot très cher à côté d’un vin issu du petit domaine voisin présentant les mêmes qualités mais plus abordable. »
« Figurer au guide Michelin m’a apporté une clientèle qui s’étonnait de voir du homard servi sur certaines tables alors qu’il n’était pas au menu ! »
Nicole Ténart
Elle conseille ses clients pour associer les vins aux mets choisis parmi des menus qu’elle établit selon les arrivages de produits frais, souvent au dernier moment et de façon aléatoire.
Un exemple précis lui revient en mémoire « lorsqu’au marché je réceptionnais ma commande de poisson, si le poissonnier me disait j’ai quatre homards, je les prenais, certaine de les vendre même si cela ne figurait pas sur la carte. D’ailleurs, les clients me demandaient “qu’est-ce qu’on mange aujourd’hui” au lieu de demander la carte. Figurer au guide Michelin m’a apporté une clientèle qui s’étonnait de voir du homard servi sur certaines tables alors qu’il n’était pas au menu ! »
Nicole ne rechigne pas à la tâche. Le restaurant, qui est ouvert jusqu’au dimanche midi, propose aussi un service traiteur. L’après-midi dominical est consacré aux enfants mais, dès le lundi, elle fabrique ses terrines ou essaie de nouvelles recettes. Elle se lève aux aurores et, le dernier clients parti, elle repasse les nappes blanches en coton amidonné et ce jusqu’à 1 h du matin” pour sauter du lit à 5 h 30 !
« Un métier de fou »
Elle se remémore : « Les nuits étaient courtes, les journées très longues et chargées, surtout au moment des fêtes. Pendant deux jours de suite, je pouvais ne dormir qu’une heure ! Au moment de Noël je me suis vue élaborer 400 repas et préparer, avec l’aide de mes enfants, 50 kg de cuisses de grenouilles ou 70 kg de ris de veau. En période de communions, je pouvais servir 12 repas de communion le même week-end et rester 48 h sans poser la tête sur l’oreiller ! »
En 1989, son père décède, plongeant Nicole dans un profond chagrin dont elle a du mal à se remettre. Elle prend alors conscience qu’elle exerce « un métier de fou. Je travaillais 80 h par semaine, sans dimanche ni jour férié et j’imposais à mes enfants une vie pas toujours rigolote. De plus, en février ou en novembre, les clients se faisaient rares et donc les rentrées d’argent également. »
Elle abandonne alors le restaurant et ne conserve que le service traiteur, s’organisant à sa guise. Elle concède « cela m’a permis de me soigner mais j’ai pris plus de boulot. Je travaillais dans ma cuisine de 9 m2, avec du matériel ménager car je n’avais pas investi dans du professionnel. Avant de livrer un banquet dans une salle des fêtes, je stockais tout au sous-sol. Je devais porter l’énorme et épaisse casserole contenant un repas pour 80 personnes, charger la camionnette, rechercher le matériel. Il fallait sans cesse descendre et monter les escaliers. J’y ai laissé ma peau ! »
Récompenses
A cause de cette vie épuisante, Nicole tombe malade et elle met un an à se rétablir. En 2004, elle suit des cours d’informatique pour bien connaître l’ordinateur et les logiciels. Elle travaille ensuite au collège Louis-Pergaud jusqu’à sa retraite, à 62 ans. Le mot lui-même lui fait peur « je vais mourir si je suis en retraite ! Pour moi, le travail au secrétariat c’était déjà la retraite comparé à ma vie d’avant. Je ne voulais pas la prendre. » Et c’est le burn-out. « J’ai fait peur à tout le monde », confie-t-elle.
En 2005, Nicole accepte la proposition de Geneviève Duroux, de Roches-sur-Marne, d’animer le club Cuisine Plaisir. Pendant 15 ans, elle apprend aux adhérents à réaliser les recettes qu’elle a concoctées et utilise ses compétences en informatique pour les consigner en un fascicule. Simultanément, elle s’inscrit à l’atelier d’écriture dirigé par Jean-Marie Pellissier, d’abord à la médiathèque de Saint-Dizier puis en association indépendante, La Plume au Vent.
Là encore, elle compile chaque année en un livret tous les textes rédigés. La généalogie l’attire et elle répond à la demande d’Yves Lacordaire du Cercle généalogique de Chancenay pour participer au relevé des actes de la ville de Saint-Dizier et des villages environnants. Elle effectue un gros travail de saisie à l’ordinateur, elle compose le sigle de l’association et participe à plusieurs expositions.
Un savoir-faire reconnu
Nicole a multiplié les récompenses, les initiatives. Elle a reçu 2 fourchettes au guide Michelin. Contactée à Noël pour fournir des recettes, elle a fait la une du Haute-Marne Magazine en 1983 et en 1986. Elle a créé en 1990, avec la chambre d’agriculture et les petits producteurs haut-marnais, le 1er festival gastronomique, élaborant des recettes originales en démonstration à partir de leurs produits.
En 2002 et 2003, avec un petit-fils, elle a gagné deux demi-finales, l’une au concours “Petits plats dans les grands” organisé par l’Est Républicain et le Bottin Gourmand avec la tarte au maroilles et l’autre à la foire exposition de Nancy avec un ris de veau aux morilles. A toutes les vacances scolaires, elle apprenait à ses 7 petits-enfants à cuisiner.
Nicole Ténart a passé le flambeau à l’un d’entre eux, Adrien Lefranc. Il a participé à des émissions sur M6, obtenu plusieurs prix dans des concours et dirige désormais une pâtisserie réputée à Bourges. Il transmet son savoir-faire à ses apprentis et les pousse à se surpasser. Nicole peut dormir sur ses deux oreilles, la relève est assurée !
De notre correspondante Catherine Millot